Pour une civilisation de la confiance

2003-06-15:: Revista dafers international n°61- 62 Barcelone

 

[ resumen ]

Pour Burhan Ghalioun le monde en décomposition est l’origine de la méfiance : décomposition dans le domaine social, politique et économique. Il aperçoit cependant une possibilité de restauration de la confiance grâce à la prise de conscience de l’importance du concept de capital immatériel et son rôle décisif dans la reproduction du système social et international. Un deuxième élément est l’émergence, en marge du processus d’intégration globalisatrice, d’une société mondiale réelle et solidaire. L’échec du système de relations internationales face aux défis de la mondialisation, même en aggravant le déficit de confiance, fait naître l’espoir d’un monde meilleur et encourage le développement d’une conscience collective commune transnationale avec des élans solidaires et des convergences d’intérêts de plus en plus puissantes.

 

 

L’ORIGINE DE LA MEFIANCE: UN MONDE EN DECOMPOSITION

La restauration de la confiance a été le thème central du 33ème Forum économique mondial et de ses 3.000 “ grands décideurs politiques, économiques et religieux ”, réunis à Davos, en Suisse, du 23 au 28 janvier 2003. Pour les représentants de l’économie et des finances mondiales, la restauration de cette confiance ou “building trust”, perdue auprès des investisseurs, de leurs employés et de leurs clients, “sans laquelle, le monde ne peut avoir ni sécurité ni prospérité ” est le premier objectif à réaliser dans les années à venir.

 

Mais, la perte de confiance n’est pas moins affirmée chez les militants de l’avers, le Forum social mondial de Porto Alegre, qui ont choisi de se réunir à la même date pour crier très haut leur défiance à l’égard des politiques néo-libérales. Avec plus de 100.000 personnes, dont 5.000 représentants d’organisations civiles, provenant de 120 pays, les anti-mondialistes, qui ne se fatiguent pas de discuter, depuis des années, des alternatives socio-économiques, du rôle de l'Organisation Mondiale du Comerce (OMC), de la propriété intellectuelle, de l'accès aux médicaments, du problème de la dette, des prix des matières premières, de la fuite des capitaux et des paradis fiscaux, ont trouvé, dans les menaces de guerre qui planent sur la planète et tout d’abord sur l'Irak, de nouveaux arguments pour ajouter à leur agenda habituel le débat.

 

Au-delà de ces débats, sans aucun doute le fait le plus marquant de notre époque est l’érosion de la confiance, voire la perte tout court de celle-ci. Ce mal, auquel nous nous voyons confrontés sans apercevoir le moindre espoir d’y remédier, est visible partout, dans les pays riches et dans les pays pauvres. Il touche les relations sociales dans la même mesure que les relations internationales. D’après Klaus Schwab, fondateur de l'institution basée à Genève, tout au long de l'histoire du Forum économique mondial, la conjoncture n’a jamais été aussi particulière, en termes de complexité, de fragilité et de vulnérabilité à l’égard de la situation mondiale.

 

Nul doute, également, que cette perte de confiance dont nous nous plaignons est la conséquence des changements rapides qu’a subi et continue de subir, chaque jour davantage, notre monde d’aujourd’hui. La globalisation, avec l’accélération de l’histoire qui l’accompagne, l’ouverture de l’espace mondial, la fin de la Guerre Froide, la chute de l’Empire soviétique, tout cela bouleverse aussi bien nos façons de voir que les réalités auxquelles nous étions habitués. Elle nous prive, également, hommes de la rue, intellectuels, opérateurs économiques ou responsables politiques, des connaissances, des méthodes, des manières de faire “ confirmées ” sur lesquelles nous avons l’habitude de nous appuyer pour nous orienter et maîtriser notre monde extérieur. Elle nous laisse très peu de prise sur les réalités qui ne cessent d’ailleurs de nous piéger, nous situant tous face au défi d’improviser dans un environnement géopolitique, politique, économique, social, culturel et spirituel en pleine mutation. Comme toutes les périodes de transition, la globalisation est synonyme, pour tous, Etats, sociétés et individus, d’incertitude, de vulnérabilité, de précarité, de complexité et de spéculation.

 

 

La vulnérabilité géopolitique
Sur le plan géopolitique, après l'effondrement du communisme, le sentiment général a prévalu que l'antithèse du capitalisme ayant disparu, celui-ci n’aurait plus de rivaux. Le monde semblait alors ouvert à une période de prospérité, de paix durable, de démocratisation et de développent plus équitable.

 

Mais, bientôt, cette prospective de prospérité, de pacification des relations internationales, de démocratisation et de développement, devient des plus préoccupantes. A la place de la paix mondiale promise, les conflits se sont multipliés et sont devenus plus meurtriers. Après les guerres de purification ethnique en Afrique, l’effondrement des anciennes républiques socialistes en Europe de l’Est et l’éclatement des Balkans, c’est le tour du Moyen-Orient et du monde musulman. La première guerre conduite par une coalition internationale contre l’Irak, la liquidation par les armes du régime Taliban en Afghanistan, la globalisation du terrorisme ouvre la porte aux stratégies des guerres globales. Ainsi s’élabore le concept de la guerre mondiale contre le terrorisme, dont la première victime sera sans doute le peuple palestinien qui espérait aboutir à une solution politique du conflit israélo-palestinien à la suite de la Conférence internationale de Madrid de 1991. Menée par une extrême droite israélienne sans complexe, la guerre que Tel-Aviv fait subir à ces derniers, avec le consentement ou le silence total des chancelleries et des instances compétentes des Nations Unies, donne déjà un aperçu des perversions possibles de cette première guerre globale, à savoir la guerre mondiale contre le terrorisme.

Mais, Israël n’est pas le seul Etat qui utilise le programme de la lutte contre le terrorisme pour régler, à sa façon, le problème colonial en Palestine, c’est-à-dire en essayant de se débarrasser par tous les moyens du peuple dont il occupe le territoire, mais également des régimes arabes et autres qui ne se maintiennent que par la force et grâce au soutien des puissances étrangères. Pour ces dernières, la guerre contre le terrorisme a offert une occasion inespérée pour régler des comptes à des oppositions naissantes et déterminées. C’est cependant la deuxième guerre américaine contre l’Irak celle qui nous permet de voir plus clairement les destinées de cette guerre contre le terrorisme, mise à profit par Washington pour instaurer un nouvel ordre mondial, fait à sa mesure et dans le but de ne servir que ses propres intérêts. La guerre que les Etats-Unis d’Amérique déclarent à l’Irak en 2003, après onze ans d’embargo imposé au nom des Nations Unies, causant plus de 1,5 millions de victimes à cause de la forte détérioration des conditions alimentaires et sanitaires, parle suffisamment de la règle nouvelle que l’hyperpuissance veut substituer à la règle qui a jadis régit le monde de la Guerre Froide.

 

L’éclatement des Etats, la multiplication des conflits, le recours automatique à la force, le mépris du dialogue, la volonté exprimée d’anéantir l’adversaire par tous les moyens pour récupérer ses ressources, comme le cas de la Palestine et celui de l’Irak le montrent bien, marquent l'évaporation de tout espoir de paix. Tout cela met en relief, en effet, que les guerres qui se font au nom d’un nouvel ordre mondial fondé, comme nous l’avions espéré pour un moment de rêve, sur l’application de la loi et sur le respect des droits, ont simplement entraîné le monde dans la voie de plus d’anarchie et de chaos.

 

En effet, cette banalisation de la guerre, encouragée par des élites corrompues, par la manipulation de l’information, par l’instrumentalisation de la science et des techniques, couverte par un silence global, conduit directement à la généralisation de la terreur. La globalisation des politiques d’affrontement que suscite la RAM, “ révolution dans les affaires militaires”(1), ne laisse aucun Etat ou peuple en paix ou même en retrait. Elle appelle à l’engagement de tous, faisant voler en éclats le concept même du non-alignement et du mouvement des pays non-alignés. Toute guerre, quelle que soit son importance, engage aujourd’hui le monde entier. Elle estl’affaire de tous.

 

Ainsi, la globalisation ne se limite pas à l’intégration des marchés et au libre échange des marchandises ; elle globalise aussi la guerre et ouvre la porte à toutes les exactions. Ce ne sont plus les Etats seuls qui sont visés, mais également les peuples, les populations anonymes, les territoires, les cultures et les croyances des gens ordinaires. Elle fait planer le spectre d’un monde ou le banditisme des pouvoirs fait loi.

 

Les conséquences néfastes de ces guerres sont visibles un peu partout dans le monde. Elles mettent en cause la logique douteuse du nouveau système selon laquelle la globalisation, en encourageant le commerce, favorise le développement, qui susciterait à son tour l'interdépendance susceptible de constituer une garantie pour la paix. Or, à la place de la paix généralisée promise par l’ordre global néolibéral, se substitue la guerre de civilisation. La thèse pessimiste du professeur de relations internationales, S. Huntington, prédisant un choc entre les cultures, qui d’ailleurs ne tardera pas à se réaliser, remplace très vite la thèse optimiste, voire triomphaliste, de la fin de l’histoire, défendue par le philosophe américain F. Fucuyama.

 

Notre monde d’après la Guerre Froide n’entame pas le troisième millénaire plus uni mais plus divisé. Il n’a pas une conscience meilleure des grands déficits matériels et moraux qu’il doit combler, mais il est par contre plus aveuglé par sa technologie. Face au spectacle quotidien de meurtres, d’assassinats, de banditisme d’Etat et des bruits de bottes incessants, on ne voit pas d’issue. Il s’agit d’un monde désespéré, démoralisé et qui doute de lui-même. La fragile confiance que les institutions internationales représentaient encore, en commençant par l’Organisation des Nations Unies, est déjà largement ébranlée par la dernière guerre du Golfe et avec elle tout esprit et volonté de réconciliation. Car, que faire lorsqu’un Etat décide, contre le monde entier, de contrôler les ressources d’un pays, membre de l’Organisation des Nations Unies, sans que personne ne puisse l’arrêter !

 

 

La précarité sociale
Il en va de même en ce qui concerne notre nouvel environnement social. Contrairement aux promesses avancées, la fin de la Guerre Froide n’a pas ouvert une période de stabilité et par conséquent de prospérité. Elle n’a pas mis fin à la course des armements ni au gaspillage du capital humain et naturel. Elle n’a pas favorisé un développement plus harmonieux et plus équitable ni montré plus de solidarité entre les nations, les peuples et les communautés. Elle a surpris les sociétés humaines partout par un enlisement plus durable dans la crise économique et par une croissance qui ne cesse de creuser l’écart entre les nations. Elle n’a pas promu une meilleure répartition des richesses et des fruits de la croissance mais, au contraire, elle a élargi davantage le fossé qui sépare les groupes sociaux au sein de la même nation.

 

Les sociétés de l’après-guerre froide offrent, plus que jamais, le spectacle du même malaise de disparité et de précarité. Alors que les ouvriers et les employés ayant servi la même entreprise loyalement pendant des dizaines d'années sont jetés à la rue pour cause de fusion-délocalisation dans les pays du Nord, les guerres civiles, les maladies transmissibles, le chômage et la paupérisation, l’exploitation des enfants, sont le lot quotidien des sociétés du Sud. En Amérique Latine, les paysans sont chassés de leurs terres à cause de la concurrence des agricultures industrialisées, avec l'appui des paramilitaires, tandis que le Moyen-Orient est livré à des guerres dévastatrices dont les enjeux politiques et stratégiques n’ont rien à voir avec les besoins de développement ou de l’établissement de la paix et de la démocratisation.

 

 

L’exaspération politique
Le monde politique ne va pas mieux. Partout, le tissu social semble s’effriter. L’esprit du corps tribal, confessionnel, ethnique et clanique se renforce sensiblement au détriment de la citoyenneté. L’Etat lui-même est souvent capturé par des réseaux de pouvoir et d’intérêts et ne joue plus son rôle de médiateur entre les différents groupes d’intérêts. Le discrédit du monde politique s’accroît à mesure que se creuse le fossé qui sépare les peuples des élites dirigeantes, à mesure qu’augmentent la corruption des cadres politiques et administratifs et le vide idéologique dû à la crise des idéologies classiques, nationalistes, libérales, socialistes, rationalistes, laïcistes etc. qui ont fait le bonheur de nos débats intellectuels pendant plus de deux siècles, laissant les individus sans orientations ni convictions.

 

En effet, derrière l'expansion des marchés financiers et la mobilité du capital, la diffusion de l'information et des techniques et l’affermissement du monétarisme, ce n’est pas à la fin des combats politiques et idéologiques qu’il fallait s’attendre, comme cela avait été promis, mais plutôt à l’émergence d’un nouvel ordre politique global dans lequel tous les rapports de solidarité, d’égalité et de liberté, communautaires, nationaux, étatiques, régionaux, culturels et locaux sont secoués et risquent de se rompre sous l’exigence d’un présent qui veut s’affirmer global et qui se veut sans passé ni futur. Et, bien que ses lignes de fracture ne sont pas encore tracées, il ne fait aucun doute que cet ordre politique, loin de favoriser l’équilibre, la paix et la stabilité oppose le principe de justice à celui de liberté, l'éthique de responsabilité à l’éthique de jouissance, la règle du droit à celle de la fraternité.

 

Ainsi, un sondage effectué auprès de 34.000 personnes dans 46 pays pour le compte de la fondation du Forum économique mondial ne pouvait que démontrer la perte de confiance croissante dans les institutions, en particulier les institutions politiques. Environ deux tiers des individus interrogés estiment ainsi que lesautorités de leur pays ne gouvernent pas en fonction des aspirations populaires.

 

 

L’incertitude économique
A la croissante vulnérabilité de notre environnement géopolitique, à la précarité de notre univers social et à l’exaspération de notre monde politique s’ajoute l’incertitude de notre situation économique. Les crises à répétition – Mexique, Thaïlande, Indonésie, Corée, Japon, Argentine – l'accroissement de la précarité, de l'exclusion et de l'influence des mafias sur tous les continents, y compris en Russie, a érodé la confiance de tous les opérateurs économiques. L’incapacité de relancer la croissance et la crise des marchés financiers renforcent la conviction qu’il s’agit d’une crise économique structurelle et fait planer un doute profond quant à la solidité de la nouvelle économie. Apparemment plus impuissantes que jamais avant à l’heure de faire des prévisions et maladroites quand il s’agit de juguler les effets d’une crise qui dure depuis plusieurs décennies, les stratégies néolibérales ne sont plus rassurantes. Ellessontattaquéesdansleurpropre bastion américain.

 

S’attaquant au mode de gestion de la crise de l’Administration américaine, Joseph Stiglitz considère que le dogmatisme libéral, qui trouve son moteur dans le jeu des intérêts à court terme des investisseurs de Wall Street, constitue la cause de la plupart des catastrophes capitalistes des années quatre-vingt-dix. Ainsi, lorsque la crise financière s'est amplifiée, les autorités libérales recommandèrent la fusion des banques, ce qui c’est fait aux tarifs des grands cabinets de fusions de Wall Street. Et, afin que le FMI puisse être remboursé des prêts accordés pour la réalisation de ces fusions, les peuples du Sud, qui éprouvent de grandes difficultés à maintenir le minimum d’équilibre économique et financier, sont obligés de travailler dur pendant des décennies. C’est finalement à eux de régler les pertes de l'opération des banquiers new-yorkais. En réalité, ce qui apparaît comme une opération de perfusion que le FMI pratique à l’égard des pays fragilisés n’est qu’une transfusion qui pompe les énergies de ces pays au profit d'un vampire insatiable qui siège à Wall Street.

 

Les scandales financiers des grandes multinationales ont renforcé encore plus, ces dernières années, ce climat de méfiance et de déchéance déontologique. Dans le centre du système, aux Etats-Unis, le doute a commencé avec le sauvetage du fonds LTCM (Long-Term Capital Management) pour lequel la Réserve fédérale a mobilisé en un jour plusieurs milliards de dollars. La corruption révélée par les vérifications des comptes des sociétés comme Enron, World Com, Vivendi, Télecom et bien d’autres, et la révélation à cette occasion de la complicité des grands cabinets d'audit et des agences de notation qui ont aidé leurs clients à falsifier leurs comptes pour des dizaines de milliards de dollars, ne peuvent que ruiner la confiance des investisseurs. Le système néolibéral triomphant est ainsi atteint dans le cœur même de son dispositif.

 

Mais, au-delà des Etats-Unis, de l’Europe ou du Japon, la corruption des gouvernants ne constitue plus une exception. Elle est devenue la règle. Et, sur toute la planète, les systèmes des mafias, seuls capables d'imposer une loyauté au moyen de l’intimidation, sont ceux qui semblent bénéficier le plus, au cours des deux dernières décennies, de la nouvelle conjoncture internationale. On voit les relations humaines céder la place aux relations inhumaines.

 

A mesure que nous accumulons des progrès économiques, scientifiques et techniques, notre prise sur notre environnement semble diminuer. Les crises que nous affrontons dans les divers domaines de savoir, des relations internationales, de l’économie, de la politique et de la culture, mettent en évidence la complexité croissante de notre système. Les “ bulles “ qui sont à l’origine de la crise du marché financier constituent la manifestation de cette complexité, dépassant la limite de ce que nos instruments de maîtrise sont capables de traiter, en termes de capacité d'arbitrage et de volume d'information. Elles expriment la vulnérabilité de tout notre système face aux manipulations, aux désinformations ainsi que les difficultés que nous avons pour anticiper. Elles sont la conséquence d’une conjoncture dans laquelle les opérateurs sont amenés à nourrir des espoirs non fondés pour attirer les investisseurs avant de les spolier quand la bulle ne peut qu’éclater.

 

En réalité, ce à quoi nous avons assisté depuis les années soixante-dix n’est autre que la décomposition du monde tel qu’il a été fondé depuis le XIXème siècle et finalisé par les deux guerres dites mondiale de 1914 et 1945, à savoir le monde du capitalisme, de l’Etat nation et du libéralisme. La globalisation qui surgit pour répondre aux nouveaux défis et pour favoriser la recomposition du monde sur de nouvelles bases – intégration des marchés susceptible d’augmenter le rendement des investissements et le développement des échanges transnationaux de tous genres – a crée plus de contradictions et de tensions à travers le monde et au sein des sociétés qu’elle n’en a été capable de résorber.

 

 

 

LA RESTAURATION DE LA CONFIANCE ENTRE ECONOMIE ET CULTURE

Si l’universalisation de la méfiance peut s’expliquer par les bouleversements continuels qui mettent en cause toutes les règles sur lesquelles reposait notre vie mondiale, l’intérêt porté du monde économique, politique et culturel à la question de la confiance se nourrit de deux sources. La première est la prise de conscience, en marge de la révolution informatique, de l’importance du concept du capital immatériel et de son rôle décisif dans la reproduction du système, social ou international, à côté du capital matériel qui a capté, jusqu’à très récemment, toute l’attention des analystes du système économique et politique du capitalisme. La deuxième est l’émergence, en marge du processus d’intégration que mène la globalisation, d’une société mondiale réelle et solidaire à laquelle l’opposition à la guerre américaine contre l’Irak a donné les moyens de se cristalliser.

 

En effet, de même que l’enlisement de l’économie mondiale dans la crise réoriente les économistes vers les aspects psychologiques du comportement des investisseurs et des consommateurs, de même les ravages sociaux et culturels d’une mondialisation néolibérale dévastatrice, en détruisant les repères traditionnels, appellent à la mise en œuvre d’une nouvelle forme de solidarité et de coopération, au-delà des frontières civilisationnelles, continentales, nationales, et idéologiques. Celle-ci reflète, comme l’ont montré les mouvements dits antimondialisation, mais mieux encore les manifestations planétaires contre la solution militaire en Irak et pour le respect de la légalité internationale et le multilatéralisme, la prise de conscience des nouveaux dangers de la part de larges secteurs de l’opinion mondiale. Ceux-ci sont, en effet, le résultat de la convergence d’un mouvement d’extension des seules activités génératrices de profit sur les différentes sphères de l’existence avec l’émergence et l’affirmation d’une volonté hégémonique impériale sur l’ensemble des mondes proprement humains.

 

Ainsi, la faillite du système des relations internationales face aux défis qu’entraîne la mondialisation - paupérisation, échec du démarrage économique, aggravation des inégalités entre classes et nations, menaces des armes de destruction massive, de fléaux sanitaires, trafic de drogues et d’armes – tout en aggravant le déficit de confiance globale, fait naître l’espoir dans un monde meilleur fondé sur le droit et le respect de l’humain. Elle favorise le développement d’une conscience collective commune transnationale, avec des élans de solidarité et des convergences d’intérêts de plus en plus puissants. Ces élans se trouvent également confortés par la prise de conscience des dérives et impasses auxquelles a conduit le principe de la souveraineté des Etats, instrumentalisé au niveau international par les grandes puissances pour justifier l’établissement d’un nouvel ordre impérial et par les élites corrompues des pays du Sud pour faire perdurer des régimes de dictature plus ou moins sanguinaires.

 

Cela dit, il est propre de tout système de tisser, entre les éléments qui le composent, des liens de coopération et d’échanges, indispensables pour l’accomplissement des différentes fonctions dont dépend sa survie. C’est également la condition de la fécondation des apports divers et de la multiplication des énergies qui fait que l’ensemble est à la fois différent et supérieur à la simple addition de ses éléments constitutifs. L’ensemble des ressources morales, intellectuelles et sociales (associations, normes et valeurs, attitudes etc.) qui crée et favorise l’attitude de coopération et de collaboration entre individus ayant des origines et des caractères différents constitue un capital que je voudrais appeler le capital immatériel pour le distinguer du capitale physique, économique et financier. Ce capi- tal est à l’origine de beaucoup d’avantages que le membre d’une communauté tire des interrelations qu’il réussit à établir avec d’autres membres ou individus.

Dans ce capital, la confiance constitue le facteur le plus actif. Elle est à la base de toute formation de société civile. Ainsi, de même que la valeur du capital immatériel, c’est-à-dire moral, politique et social, se mesure par l’étendue de confiance qu’il est susceptible de générer et qui se transforme en solidarité, entraide, plasticité, souplesse, éléments fondamentaux pour tout lien social, de même la validité d’un système dépend de la qualité de son capital immatériel. C’est lui qui fait la différence lorsque les conditions matérielles sont plus ou moins équivalentes. La confiance qui se manifeste à travers l’aptitude spontanée de coopérer entre les membres d’un système social ou international, en réduisant les possibilités de heurts et de conflits, renforce la performance économique, politique et culturelle et elle augmente par conséquent la compétitivité. Agissant comme un facteur de régulation interne gratuit et spontané, la confiance favorise l’apparition d’attitudes économiques et politiques positives et exerce de ce fait un impact direct sur le coût de la production et de la reproduction des sociétés. La confiance constitue ainsi une plus-value immatérielle qui sanctionne le bon fonctionnement d’un système et contribue, par la même occasion, à le légitimer et à faire progresser également le capital immatériel et social.

 

Les deux éléments qui fondent la confiance ou l’aptitude spontanée à coopérer, entre les individus ou les Etats, sont la prévisibilité et la constance ou la fiabilité qu’engendrent une éthique de responsabilité et un savoir viable.

 

Ainsi, pour faire confiance à quelqu’un ou à quelque chose, il faut que l’individu soit sûr de ce qui l’attend en agissant de telle ou telle manière. Cette prévisibilité dépend essentiellement de l’existence d’un ensemble de valeurs et de normes partagées, c’est-à-dire d’un code commun respecté par tous. La confiance se réduit sensiblement entre des individus dont les valeurs n’ont rien en commun.

 

Mais elle ne dépend pas seulement d’éléments subjectifs issus de l’éducation. Elle a, aussi, une base objective liée aux savoir rationnel. On fait d’autant plus confiance à l’avenir ou à l’égard d’un événement dans la mesure où on a une meilleure connaissance des causes et des effets de son déroulement. C’est ainsi que notre confiance en nous-mêmes, en tant qu’individus et communautés, et en notre monde s’accroît à mesure que se développe notre conscience morale et qu’avance notre connaissance objective sur laquelle nous fondons notre réalité sociale et nos institutions.

 

En ce qui nous concerne ici, il me semble que l’aggravation du sentiment de perte de confiance qui caractérise notre monde d’aujourd’hui est lié autant à la crise de valeurs que nous traversons qu’à la rupture de nos modèles de pensée, idéologiques, politiques et économiques. Et, c’est là l’origine de la corruption des nos institutions qui semblent soit usées, soit dépassées et donc inadéquates. Les ruptures subjectives et objectives sont telles que nous nous sentons dans l’impossibilité de saisir la signification des événements et le sens de nos comportements mutuels. Nous ne sommes plus convaincus ni sûrs de ce que nous faisons et des résultats de nos actes.

 

L’entrée dans un monde virtuel et immatériel nous pèse autant que l’ouverture vers un monde global où le sens des frontières, du territoire, des cultures nationales, de l’économie matérielle, de l’histoire même tend à s’effriter. La globalisation nous projette dans un monde dont nous ignorons encore les soubassements, les mécanismes, les règles de jeu et la fin ; la faillite de notre système idéologique issu des Lumières et fondé sur la foi dans le progrès et la raison nous laisse sans orientations ni grandes capacités de prévision. Ainsi, nous risquons de n’avoir confiance ni en nous-mêmes ni dans le monde où nous vivons.

 

Le discrédit qui a frappé les grands systèmes idéologiques qui nous ont aidés à nous orienter pendant environ deux siècles, le libéralisme émancipateur, le nationalisme fondateur de nouveaux liens de solidarité, le socialisme et ses valeurs d’équité, nous laisse pratiquement dans le vide. En dehors de la répétition de nos convictions traditionnelles dans la démocratie et les Droits de l’Homme, nous n’avons plus de projet social réel, ni le projet de la liberté, ni le projet de l’équité ni même celui de la paix et du confort. Nous n’avons que le projet de survie qui fait soumettre tous les registres signifiants de l’existence et de l’activité humaines à la seule loi de la consommation. On a souvent dit ces dernières décennies que les grands récits se sont effacés, et avec eux la croyance en un avenir collectif, au profit des récits personnels de plus en plus parcellaires et effrités. C’estl’universéclaté de la postmodernité.

 

Face à cette perte visible de confiance en soi et dans l’avenir, deux choix semblent se dessiner. Le premier est celui des néoconservateurs qui cherchent à restaurer la confiance au moyen d’une réhabilitation forcée des systèmes de valeurs, des institutions et des réalités rompues ou transformées. C’est la voie de l’intégrisme religieux ou laïcisant, politique ou idéologique, mais c’est également la voie de la guerre qui, par la suprématie physique qu’elle affirme, rassure les acteurs de leurs positions et leur donne confiance en eux-mêmes ainsi qu’en leur capacité d’avoir une prise sur la réalité. Il va de soi que la guerre est le choix qu’ont fait les secteurs de l’opinion les moins ouverts, moralement et politiquement, aux diversités du monde, les moins sensibles aussi aux aspects positifs du changement. Enfermés dans leurs systèmes particuliers de valeurs, ils refusent de coopérer et cherchent à s’emparer seuls des avantages que crée la nouvelle conjoncture pour maintenir les équilibres perdus. La guerre que l’Administration Bush s’est imposée au nom du désarmement de l’Irak fait partie de ces choix qui comptent rétablir la confiance des opérateurs économiques, renforcer la croissance, et assurer la paix et la sécurité mondiale au moyen de la guerre préventive ou préemptive, qui équivaut tout simplement à s’arroger un droit exceptionnel d’entrer en guerre à n’importe quel moment, contre n’importe quel ennemi et pour n’importe quel objectif. En réalité cette réaction qui naît de la méfiance contribue elle-même à l’aggraver.

 

Cependant, ce choix ne doit pas nous faire oublier les avancées que la communauté internationale a réalisées à l’occasion, notamment, de l’insistance de l’Administration américaine à mener la guerre en Irak contre la volonté exprimée de la majorité de l’opinion mondiale, officielle et populaire. Cette majorité qui s’est exprimée pour la paix en Irak, et qui s’exprimera dans l’avenir pour des solutions négociées face à tous les différends qui opposent et opposeraient les membres de la communauté internationale, y compris dans le domaine économique, est en train de tracer la nouvelle voie, la seule susceptible d’amener la paix et la prospérité et assurer au monde sa survie. La restauration de la confiance perdue, que ce soit sur le plan international ou sur le plan national, dépend en effet de la réalisation de deux objectifs convergents : 1) l’émergence d’une éthique globale rapprochant les gens de cultures différentes et les réunissant autour d’un certain nombre de valeurs humaines bien intériorisées, qui ne peuvent être que des valeurs de paix, de justice, de liberté et de solidarité, 2) la mise en place des cadres de négociations globales refondant le multilatéralisme et le développement des mécanismes de dialogue et des logiques de coopération multiforme.

 

Cela dit, le retour de la confiance, dans les relations internationales et dans les relations sociales, ne se fera ni par les seuls moyens économiques ni par des moyens militaires. Il a besoin pour se concrétiser de la promotion d’une nouvelle culture à la hauteur de la société mondiale qui est en train de se constituer, de sa complexité, de sa diversité et des défis qu’elle ne cessera pas de nous lancer. Elle a besoin également d’un nouveau mode d’organisation régi par une rationalité autre que celle qui fait dépendre la défense des intérêts nationaux des uns de la ruine des autres et où les logiques de souverainetés opposées trouvent leurs limites et fins dans une logique globale sensible à la survie de l’humanité et de la nature, ainsi que des ressources humaines et naturelles rares et limitées. Ce n’est pas en s’accrochant donc aux anciens modes de pensée, d’agir et de gérer qu’on peut sortir de la crise de confiance d’une communauté mondiale traumatisée et vouée de plus en plus à l’anarchie, mais en intégrant les nouvelles réalités, celles de la globalité et de la culture.

 

La confiance en soi découle justement de la conscience qu’on a d’avoir les ressources nécessaires pour faire face à un genre prévisible de défis ou de situations. Essayons de créer ces ressources, un véritable capital de confiance à l’échelle de l’humanité, et au moyen des expériences positives qui rassemblent le maximum de gens de principe et élargissent la base de notre intervention demandée à travers le monde. En revenant sur l’exemple du mouvement de résistance mondiale à la guerre injuste et injustifiée contre l’Irak, pour sortir du désespoir et pour redonner au monde l’espoir et l’honnêteté mérités, nous n’avons qu’à multiplier ce genre de mouvements de solidarité et de défense des principes de la justice pour le rétablissement de l’ordre de Droit et du multilatéralisme aussi bien à l’échelle de l’humanité qu’au sein de toutes ses composantes.

 

 

Notas

  1. La RAM décrit les nouvelles générations d'armements, électroniques, instruments de simulation, ciblés, de précision, missiles guidés qui seraient moins nuisibles pour les populations civiles.