Les Etats contre la nation
Ecrit avant le cataclysme du Golfe, le dernier livre de Burhan Ghalioun explique les raisons de l'impuissance des pays du Machrek.
Le monde arabe est victime de son Etal." Ou plutôt de ses Etats. C'est du moins l'une des- explications que nous propose l'auteur du Manifesle pour la démocra1ie , l'opposant et sociologue syrien Burhan Ghalioun, pour diagnostiquer le "mal arabe". Car bien que ce monde com-mence à renaître après plusieurs siècles d'effacement politique, cette renaissance reste très fragile.
MAJED MEHMÉ
La raison principale est à rechercher non seulement dans "la très forte pression internarionale que lui fait subir sa position ceentrale sur l'échiquier mondial", mais également et surtout dans sa struc ture même, carnctérisée par l'absence de cohésion nationale. Cette structure est toute fois purement étatique et ne saurait se confondre avec la société civile, ou ce que l'auteur appelle "la communauté", qui se trouve en opposition radicale avec l'Etat dit national.
En effet, créés dans la plupart des cas selon les desiderata des chancelleries occidentales, et dans le but précis de servir leurs intérêts stratégiques, ces Etats dits nationaux se trouvent en conflit latent ou ouvert avec leur opinion publique qui ressent ces structures comme une mutilation. Ces Etats se trouvent donc uraillés entre la volonté de se faire légitimer" en répondant à cette aspiration unitaire populaire, et "la nécessite pratique de s'affirmer comme une souveraineté propre". Autrement dit, les régimes arabes sont perpètuellemenl condamnés à un certain équilibrisme périlleux : d'une part, ils affichent une idéologie a laquelle ils ne croient guère, et, d'autre part, ils font tout pour vider cette idéologie de tout contenu. " remarque judi-cieusement Burhan Ghalioun, à tenir un discours idéologique de légitimité qui conrredir, presque chaque jour. leur pratique.
Bien que l'auteur se garde de donner des exemples concrets. les relations interarabes abondeni en expérience vivantes. Le régime syrien est a cet égard un exemple plus qu'éloquent, à la limite de la caricature. Plus la phraséologie qui a cours à Damas exalte l'idéologie de l'unité arabe, plus la pratique de l'oligarchie au pouvoir sape toute possibilité, même théorique, de parvenir un jour à cet objectif ostensiblement affiché. Comment peut-on, en effet, prétendre œuvrer pour la construction d'un ensemble arabe homogène et intégré alors même que l'unité nationale du pays est mise à rude épreuve, ou alors que la politique extérieure de ce pays rend cette possibilité quasi-ment nulle? En guerre plus ou moins ouverte contre l'Irak, la Jordanie, l'OLP et le Liban, Damas n'en continue pas moins, sans sourciller, à appeler :i l'unité arabe!
Il y a cependant un moment où ce jeu devient inopérant et dangereux, obligeant les acteurs à se démasquer. "Celle contradiction", ou plutôt ce mensonge, fonctionne tant que l'Etat est en mesure d'assurer un minimum de progres politique ou économique. "il lui suffit cependant de manquer à sa mission pour etre récusé comme étant lu négation de la nation, au bénéfice d'un Etat arabe ou islamiqui qui semblerait à ce moment le seul légitime et efficace."
Que fail l'Etat national face a cette contestation 'il tente. par les moyens de se consolider, non pas en se rapprochant de la societè. man en s'y opposant . Cela était déja perceptible avant la guerre du Golf Depuis ce phenomène s'est aggravé, le caractère répressif des Etats s'étant accentué, d'autant que les autres justifications idéologiques ne sont plus acceptées ou tolérées. La supercherie n'a que trop duré. Aucun discours mobilisateur sur le progrès social, l'intégration économique, la solidarité nationale ne peut plus fonctionner. Plus que la politique hégémonique des grandes puissances, c'est l'incapacité désarmante, voire la complicité déshonorante des Etats nationaux arabes que la guerre du Golfe a mise en évidence.
Dorénavant deux possibilités s'ouvrent devant ces régimes : associer la société civile au pouvoir en place, même au prix de son efTacement définitif et de son remplacement par un pouvoir plus représentatif des intérêts et des aspirations de la communauté, ou recourir à plus de répression et de contrôle, quitte à entrainer une rupture dange-reuse des liens entre cet Etat et les autres compo-santes de la société civile.
Certes, l'Etat, dans la plupart des cas, continue à contrôler toute la vie sociale. "Le rapport à l'Elat commande el condense tous les autres rap-ports sociaux. Il suffit cependant que ce rapporl fondamental soie rompu 0u détriorè ( comme c'esc le cas aujourd'hui) pour que lous les liens et equilibres se dissolvent d'eux-mêmes ... "
Comment sortir de cette impasse .Burhan Ghalioun n'y va pas par quatre chemins. Le salut du monde arabe passe inévitablement par son unification. Mais contrairement à l'idéologie nationaliste démagogique et élitiste qui a eu cours dans les années soixante, et qui a lamentablement échoué, cette unification ne peut se faire que dans la démocratie et la participation populaire. Encore faut-il que les forces extérieures, qui se disent garantes des valeurs de la liberté el de la démocrntie, laissent ce monde arabe accomplir pleinement son destin.
La faço n dont la guerre du Golfe a été menèe ne laisse cependant rien présager de bon, ni pour le monde arabe, livré à tous les démons de la division el du fanatisme, ni pour l'occident, sorti paradoxalement plus affaibli au plan stratégique de cette confrontation. "Le monde occidental, conclut Ghalioun,fera dificilement face à la montée irrésistible de ce monde pauvre qui n'a rèellement plus rien à perdre.
Les Etats contre la nation
Ecrit avant le cataclysme du Golfe, le dernier livre de Burhan Ghalioun explique les raisons de l'impuissance des pays du Machrek.
Le monde arabe est victime de son Etal." Ou plutôt de ses Etats. C'est du moins l'une des- explications que nous propose l'auteur du Manifesle pour la démocra1ie , l'opposant et sociologue syrien Burhan Ghalioun, pour diagnostiquer le "mal arabe". Car bien que ce monde com-mence à renaître après plusieurs siècles d'effacement politique, cette renaissance reste très fragile.
MAJED MEHMÉ
La raison principale est à rechercher non seulement dans "la très forte pression internarionale que lui fait subir sa position ceentrale sur l'échiquier mondial", mais également et surtout dans sa struc ture même, carnctérisée par l'absence de cohésion nationale. Cette structure est toute fois purement étatique et ne saurait se confondre avec la société civile, ou ce que l'auteur appelle "la communauté", qui se trouve en opposition radicale avec l'Etat dit national.
En effet, créés dans la plupart des cas selon les desiderata des chancelleries occidentales, et dans le but précis de servir leurs intérêts stratégiques, ces Etats dits nationaux se trouvent en conflit latent ou ouvert avec leur opinion publique qui ressent ces structures comme une mutilation. Ces Etats se trouvent donc uraillés entre la volonté de se faire légitimer" en répondant à cette aspiration unitaire populaire, et "la nécessite pratique de s'affirmer comme une souveraineté propre". Autrement dit, les régimes arabes sont perpètuellemenl condamnés à un certain équilibrisme périlleux : d'une part, ils affichent une idéologie a laquelle ils ne croient guère, et, d'autre part, ils font tout pour vider cette idéologie de tout contenu. " remarque judi-cieusement Burhan Ghalioun, à tenir un discours idéologique de légitimité qui conrredir, presque chaque jour. leur pratique.
Bien que l'auteur se garde de donner des exemples concrets. les relations interarabes abondeni en expérience vivantes. Le régime syrien est a cet égard un exemple plus qu'éloquent, à la limite de la caricature. Plus la phraséologie qui a cours à Damas exalte l'idéologie de l'unité arabe, plus la pratique de l'oligarchie au pouvoir sape toute possibilité, même théorique, de parvenir un jour à cet objectif ostensiblement affiché. Comment peut-on, en effet, prétendre œuvrer pour la construction d'un ensemble arabe homogène et intégré alors même que l'unité nationale du pays est mise à rude épreuve, ou alors que la politique extérieure de ce pays rend cette possibilité quasi-ment nulle? En guerre plus ou moins ouverte contre l'Irak, la Jordanie, l'OLP et le Liban, Damas n'en continue pas moins, sans sourciller, à appeler :i l'unité arabe!
Il y a cependant un moment où ce jeu devient inopérant et dangereux, obligeant les acteurs à se démasquer. "Celle contradiction", ou plutôt ce mensonge, fonctionne tant que l'Etat est en mesure d'assurer un minimum de progres politique ou économique. "il lui suffit cependant de manquer à sa mission pour etre récusé comme étant lu négation de la nation, au bénéfice d'un Etat arabe ou islamiqui qui semblerait à ce moment le seul légitime et efficace."
Que fail l'Etat national face a cette contestation 'il tente. par les moyens de se consolider, non pas en se rapprochant de la societè. man en s'y opposant . Cela était déja perceptible avant la guerre du Golf Depuis ce phenomène s'est aggravé, le caractère répressif des Etats s'étant accentué, d'autant que les autres justifications idéologiques ne sont plus acceptées ou tolérées. La supercherie n'a que trop duré. Aucun discours mobilisateur sur le progrès social, l'intégration économique, la solidarité nationale ne peut plus fonctionner. Plus que la politique hégémonique des grandes puissances, c'est l'incapacité désarmante, voire la complicité déshonorante des Etats nationaux arabes que la guerre du Golfe a mise en évidence.
Dorénavant deux possibilités s'ouvrent devant ces régimes : associer la société civile au pouvoir en place, même au prix de son efTacement définitif et de son remplacement par un pouvoir plus représentatif des intérêts et des aspirations de la communauté, ou recourir à plus de répression et de contrôle, quitte à entrainer une rupture dange-reuse des liens entre cet Etat et les autres compo-santes de la société civile.
Certes, l'Etat, dans la plupart des cas, continue à contrôler toute la vie sociale. "Le rapport à l'Elat commande el condense tous les autres rap-ports sociaux. Il suffit cependant que ce rapporl fondamental soie rompu 0u détriorè ( comme c'esc le cas aujourd'hui) pour que lous les liens et equilibres se dissolvent d'eux-mêmes ... "
Comment sortir de cette impasse .Burhan Ghalioun n'y va pas par quatre chemins. Le salut du monde arabe passe inévitablement par son unification. Mais contrairement à l'idéologie nationaliste démagogique et élitiste qui a eu cours dans les années soixante, et qui a lamentablement échoué, cette unification ne peut se faire que dans la démocratie et la participation populaire. Encore faut-il que les forces extérieures, qui se disent garantes des valeurs de la liberté el de la démocrntie, laissent ce monde arabe accomplir pleinement son destin.
La faço n dont la guerre du Golfe a été menèe ne laisse cependant rien présager de bon, ni pour le monde arabe, livré à tous les démons de la division el du fanatisme, ni pour l'occident, sorti paradoxalement plus affaibli au plan stratégique de cette confrontation. "Le monde occidental, conclut Ghalioun,fera dificilement face à la montée irrésistible de ce monde pauvre qui n'a rèellement plus rien à perdre.
Le malaise arabe : l'état contre la nation,
Reviewed by John P. Enrelis Department of Political Science, Fordham University
MIDDLE EAST JOURNAL - book reviews 1992
State-society relations have framed the intellectual discourse (la problématique) of Arab politics for the last decade if not longer. In the debate whether state or society had won out in the contest to capture the hearts and minds of Arab citizens. most analysts have tended to accept the victory of the mukhabarat (security-service) state over its impotent societal counterpat. at least until the democratic revolutions of the 1980s. With the overthrow of authoritarian regimes in Eastern Europe, Latin America Africa and Asia, it has become necessary to revise the thinking about the scope and durability of the Arab authoritarian state and the role society could now have in revitalizing the autonomy of associational life. Burhan Ghalioun's book is an attempt to reinterpret this state-society dialectic as an explanation for the Arab ( malaise) referred to in the title.
Ghalioun argues for a "genuinely" democratic solution to this Arab stalemate because, according to him, the Islamic alternative with its "reactionary" impulse is unacceptable for the 21 st century. This dichotomous paradigm is misleading if not completely false. To date the only true democrats in the Arab world have been Islamist ones. Only they have been able simultaneously to represent popular political culture while effectively operating-if unobstructed by nonrepresentative incumbent elites-through democratically defined electoral procedures, as the case of the December 1991 elections in Algeria so vividly yet tragically demonstrated. Among those opposing such populist trends have been the self-styled "liberals" in power and their intellectual allies.
This contradiction is no better illustrated than in the author's postface, which is little more than a diatribe against the Westen-led effort against Saddam Hussein in the Gulf war. The ease with which many Westernized Arab intellectuals took the side of the Iraqi dictator, often uncritically and without qualification, speaks volumes regarding the comprehension and depth of democratic principles in Arab intellectual life.
Ghalioun bemoans the durability of the mukhabarat state and its role in galvanizing "reactionary" traditional forces that now are making claims on state power. He fails, however, to recognize or acknowledge the roots of authenticity, integrity, and identity that "political" Islam provides and from which a truly representative democracy can emerge. Sadly, the author's shortsighted conclusion-that secular democrats, whoever they may be, are the Arab world's remaining salvation if Arab peoples are to enter the modem (read Western) world as equals with others-is the very formula ensuring the power of the authoritarian state into the indefinite future, with all the tragic consequences this will have for the freedoms, human rights, and dignity of Arab men and women.
Khattar abou Diab
Pour Burhan ghalioun le malaise arabe a pour principale origine l'opposition entre deux logiques concurrentes, celle de l'Etat et celle de la nation. En estimant que le monde arabe a fondé sa modernisation sur un Etat excluant la société, l'auteur explique à sa manière les effets du choc de la modernité.
L'analyse des liens entre l'Etat et la société civile est lucide. Dans leur ascension, les Etats arabes- plutôt despotiques- ont décomposé la société civile et brisé les réseaux historiques d'échange et de solidarité.