L’utopie cosmopolitique

2008-09-13:: Afers Internacionals n° 82-83, Cidob, Barcelone

 

RÉSUMÉ

Après un parcours à travers les transformations progressives du cosmopolitisme au cours de l’histoire, l’auteur présente le cosmopolitisme contemporain comme un concept méthodologique devant relever le défi posé par le processus de transnationalisation et interdépendance accrue. À partir de cette perspective méthodologique, le concept est poussé encore plus loin afin de le repenser en tant qu’exigence pratique pour mettre en ordre un monde déréglé, socialement et politiquement, conduisant à la désintégration et à la différenciation plutôt qu’à l’unification. C’est pourquoi, justement, le nouveau cosmopolitisme méthodologique ne peut, en aucun cas, être séparé d’un cosmopolitisme normatif garantissant que celui-ci ne se limite pas à une bonne conscience de l’élite dominante et qu’il puisse, par conséquent répondre aux traumatismes et aux fractures engendrées par la barbarie de la globalisation matérielle. Face à ces fractures, un repli vers le passé ou un enfermement identitaire ne sont pas possibles. Il convient, par contre, de mettre en marche une démocratisation de la vie internationale. C’est uniquement ainsi que l’on pourra aboutir à une citoyenneté de dimension mondiale et que la solidarité aura un caractère universel.

Mots clé: Universalisme, cosmopolitisme, globalisation, identité culturelle

 

 

COSMOPOLITISME ET ASPIRATION à L’UNIVERSALISME

Le terme de cosmopolitisme a été conçu par Diogène à partir de « cosmos », l’univers, et « politès », citoyen. Il exprime la possibilité d’être natif d’un lieu et de toucher à l’universel, sans renier son particularisme. Il diffère du multiculturalisme qui consiste en une simple juxtaposition des peuples à des cultures hétérogènes. C’est à la fois un idéal, une aspiration à l’universalisme ou à l’unité de l’humanité, mais également une réalitétangible que l’on peut observer dans le dépassement, ici et là, aux grands moments de la civilisation, des frontières de l’ethnie, de la religion ou de la culture particulière. Ainsi, on peut parler de plusieurs générations de cosmopolitisme. L’un des premiers cosmopolitismes que nous connaissons est celui de la Grèce antique. Contre les lois et coutumes historiques des cités grecques qui considéraient les autres des étrangers, voire des ennemis, Zénon a développé l’idée que tous les hommes sont des citoyens du monde.

 

 Les Stoïciens gréco-latins parlaient de l’universel. Le logos ou la raison imprègne tous les corps et fonde la doctrine de la sympathie universelle selon laquelle tous les corps sont en harmonie et interaction mutuelle. Le tout est dans le tout. L’univers est un, il est continu. Cette tradition cosmopolitique qui s’est centrée sur l’unité de l’homme, au-delà des frontières ethniques et politiques, est née à l’époque de la Grèce expansionniste. Elle s’est développée dans la Rome impériale. Ses fondateurs furent des Grecs issus de l’immigration. Elle constitue une réponse, sous forme de critique morale, à ce proto-impérialisme, avec tout ce qu’il comporte de volonté de domination, de discrimination, d’enfermement sur sa culture, ainsi qu’à ses conséquences ravageuses : esclavage, guerres, massacres et, en utilisant nos termes actuels, épuration ethnique. Le cosmopolitisme grec fût une alternative engendrée par des philosophes comme une forme de civisme particulier, voire primaire, qui dominait l’univers grec, faisant de chaque cité un monde clos, avec ses propres dieux, son histoire, ses heures de gloire, ses poètes, ses sages, ses artistes, son présent et son passé. Enfermés dans un petit territoire familier et soudés l’un à l’autre comme la feuille à la branche, écrit Jacques Dufresne (1994), les cités constituaient un objet d’attachement à un point tel, qu’il allait de soi d’accepter la mort pour les protéger.

 

 « Pour un Athénien, un Spartiate ou un Thébain, la cité comptait plus que la propre personne. Tribalisme, nationalisme, dirions-nous aujourd’hui avec mépris pour donner notre appréciation de ce civisme qui, à l’époque, semblait tellement naturel qu’Aristote, à force de l’observer, en tira la conclusion que l’homme est un zoonpolitikon, un animal qui vit en cité » (Dufresne, 1994). Carrefour de civilisations et dépositaire de multiples traditions, orientale et occidentale, la région méditerranéenne et sa périphérie ont connu au Moyen-âge la naissance et l’éclosion d’une nouvelle forme de cosmopolitisme en faisant la synthèse d’une longue tradition d’universalisme qui a caractérisé la région depuis l’Antiquité, celle qui va trouver dans les religions universelles monothéistes une multiplicité d’expressions. L’appartenance à une communauté de valeurs transcende, ici aussi, les frontières politiques et ethniques pour donner naissance à une nouvelle communauté ou nation, ouverte à tous ceux qui en font le choix sans exception. Ainsi, s’annonce l’ère des grands empires du Moyen-âge au sein desquels vont se rassembler et se mélanger une multitude de peuples et de cultures.

 

 Sous les empires musulmans successifs, et particulièrement l’empire ottoman, une partie majoritaire des rivages de la Méditerranée, avec ses multiples civilisations −égyptienne, africaine, mésopotamienne, grecque− s’est unifiée à travers la culture arabo-musulmane. Lapériode de paix durable que l’espace méditerranéen a connue, grâce à l’œuvre politique et administrative des élites ottomanes, à l’abri des bouleversements extérieurs, a facilité la circulation des personnes, des idées et des marchandises. Elle a favorisé la prospérité et a contribué à l’éclosion des villes et des ports marchands. Ainsi, la densité des échanges a forgé un monde méditerranéen à la fois divers et unifié, donnant naissance à une société citadine où coexistent des ethnies et des confessions nombreuses, dans une harmonie et un respect mutuel exemplaires. C’est dans ce contexte que la culture levantine s’est constituée, faisant de l’intermédiation, de l’art de cultiver le rapport à l’autre, la valeur centrale d’une société orientée fortement vers les échanges, la mise en relation, la circulation.

 

 Le cosmopolitisme n’est plus une idée, une philosophie ou une valeur, il s’agit d’un contexte, une position et une relation de coexistence positive qui reflète le dynamisme et le génie d’une société pluriethnique et pluriconfessionnelle, où le sens de la conciliation, de la négociation, de la flexibilité, va de pair avec l’attachement au respect des différents particularismes, voire à leur valorisation. Après l’appel grec à l’unité de l’homme et du droit à la citoyenneté, la Méditerranée a offert l’exemple d’un grand univers cosmopolitique dont les divers territoires, comme l’écrit Liauzu (1996), sont fédérés par une adhésion des élites à une même civilité. Dans le sillage de l’humanisme qui a renouvelé le concept du cosmopolitisme en l’associant, comme l’a fait Kant, à la philosophie morale, le libéralisme moderne a développé lui aussi une tendance à l’universalisme qui a été à l’origine de l’émergence d’une nouvelle tradition de cosmopolitisme : celle d’un cosmopolitisme colonial imposé par les armes aux peuples conquis et fondé sur la hiérarchisation des communautés, où une minorité blanche dominait une majorité des indigènes, sur le plan politique, économique, social et culturel. L’émancipation des peuples du joug colonial et impérial ne pouvait que prendre la forme d’une réaction contre l’« idéologie » cosmopolitique et l’esprit universaliste. Le retour à l’identité culturelle a souvent été confondu avec le repli sur un soi ethnique ou religieux. En absence d’une culture nationale moderne ou susceptible de répondre aux exigences de l’insertion des nouveaux peuples dans le cours de la civilisation contemporaine, la reconstruction de l’identité, base et condition de l’émancipation historique des nations, a été souvent identifiée avec le rejet de l’autre ou le refus de sa culture.

 

 Ainsi, l’ancienne version du cosmopolitisme ne semblait plus opérationnelle et ne suscitait plus beaucoup d’intérêt auprès des chercheurs en sciences sociales. Alors qu’il était associé, dans l’esprit de la plupart des peuples libérés, à travers sa dernière incarnation dans l’histoire,  à la colonisation, et vécu comme synonyme de domination et de discrimination, il est resté, aux yeux des Européens, chassés des anciennes colonies, synonyme de nostalgie d’une époque marquée par l’expansionnisme occidental, avec ses débordements des frontières géographiques de l’Europe et le sentiment d’être en possession du monde. C’est la raison pour laquelle cette conception a été critiquée etrejetée, tout au long du XXème siècle, par ceux mêmes qui cherchaient à incarner l’idéal universaliste de la modernité, à savoir les tendances communistes et nationalistes1. Le cosmopolitisme apparaît aux yeux des premiers comme une forme dégénérée de l’internationalisme, tandis que pour les seconds, il est l’exemple de l’aliénation identitaire qui constitue un obstacle majeur au processus d’émancipation des peuples et à la rupture nécessaire des relations de dépendance à l’égard des anciennes métropoles. De nouveaux concepts, mieux adaptés, liés aux idéologies internationalistes, tiers-mondistes, écologistes et altermondialistes vont s’imposer pour rendre compte de la réalité de la transnationalisation croissante des activités humaines.

 

 

COSMOPOLITISME ET GLOBALISATION

Ce n’est que très récemment que le concept de cosmopolitisme semble regagner un intérêt nouveau au sein de la communauté scientifique et intellectuelle. Il attire de nouveau l’attention de philosophes, hommes politiques et, surtout d’un certain nombre de sociologues, notamment européens. Ceux-ci ne voient plus dans le cosmopolitisme une aspiration à l’universalisme, un idéal, celui de l’unité de l’Homme au-delà des frontières nationales, ethniques et confessionnelles, mais le paradigme même de l’analyse sociohistorique rendant compte, ou devant rendre compte des changements qui bouleversent le monde à l’ère de la globalisation. Dans ce sens, le cosmopolitisme n’est pas un choix, un projet fondé sur une éthique, mais plutôt un concept méthodologique, qui entend répondre aux besoins de l’analyse d’une nouvelle réalité historique et sociale.

  

Car, comme l’écrit Ulrich Beck, (2006), « l’optique nationale, la grammaire nationale sont désormais fausses : Elles sont aveugles au fait que l’action politique, économique et culturelle, avec son cortège de conséquences (connues ou non connues), ignore les frontières ». Le cosmopolitisme ou plutôt la cosmopolitique de notre monde contemporain n’est donc pas une simple idéologie, ni une conséquence de l’américanisation du monde, du capitalisme ou de l’impérialisme, comme certains chercheurs ont suggéré2. C’est le résultat d’une interdépendance planétaire réelle qui s’explique par la transnationalisation existante dans tous les domaines. De ce point de vue, le dépassement de la vision nationaliste devient la condition de toute approche qui veuille être efficace dans la lutte contre les dangers écologiques, le terrorisme, l’insécurité et en vue de renforcer le développement économique. Ainsi le cosmopolitisme est synonyme d’approche globale perçue comme une condition pour l’établissement d’une stratégie planétaire. Ce n’est qu’en adoptant de telles approches et stratégies que l’Europe −puisqu’il s’agit d’un débat essentiellement européen et sur le devenir de l’Europe− composée de nombreuses histoires nationaleset régionales, pourra exister3. Son unité ne sera effective que sur une base cosmopolitique fondée sur la reconnaissance et la réconciliation de sa diversité culturelle.

 

 Le renouvellement de la pensée cosmopolitique n’est pas récent en Europe. Ulrich Beck rejoint dans sa position une tendance déjà bien enracinée dans le continent. Revisitant, comme il l’annonce lui-même, la philosophie cosmopolitique de Kant, Jürgen Habermas écrit que le droit cosmopolitique s’impose aujourd’hui de la même façon que le droit international s’est imposé il y a plus d’un siècle. Il pense déjà que la souveraineté extérieure des États constitue un anachronisme au regard des contraintes du marché mondial et de la communauté des risques partagée par les États du monde sans exception, et dont chacun, considéré individuellement, ne saurait avoir la capacité d’action politique pour les juguler. Une approche cosmopolitique doit par conséquent s’imposer, car il est nécessaire de porter la politique démocratique au même niveau que le marché mondial, c’est-à-dire au niveau des constellations transnationales (Habermas, 1996). Ainsi, le cosmopolitisme méthodologique contemporain entend relever le défi de la compréhension même de la globalisation.

 

 l ne découle pas d’une exigence idéologique sous-tendant des orientations culturelles, mais d’une exigence pratique : la nécessité même de mettre en ordre un monde aujourd’hui déréglé, voire socialement et politiquement désintégré, sous l’impact du marché, et que le nationalisme ou le modèle de l’État-nation ne sont plus en mesure de guérir. Cela dit, l’expansionnisme du capitalisme global entrainant une plus grande ouverture du monde aux courants de la transnationalisation, voire de l’intégration, appelle au renouvellement des sciences sociales afin de pouvoir rendre compte de l’émergence d’une économie, d’un droit, d’une politique et, par conséquence, d’un univers de globalité. C’est ainsi que le cosmopolitisme méthodologique s’impose et devient pratiquement synonyme de globalisme ou d’une approche globaliste4. Ainsi, on peut parler indifféremment de sociologie globale ou cosmopolitique avec, cependant, une nuance majeure, à savoir qu’en employant le terme de globalisme, on est plus sûr de rester sur une logique descriptive alors que le cosmopolitisme nous attire d’avantage vers la logique normative. Cela n’est pas sans intérêt pour l’analyse d’un processus de mondialisation contradictoire et paradoxal où l’intégration globale ne conduit pas à l’unification du statut des citoyens du monde mais, loin de là, à l’aggravation des phénomènes de différenciation et de désintégration.

  

Le choix du terme cosmopolitique pour décrire les transformations du monde actuel risque d’occulter cette réalité de la mondialisation, pour ne laisser apparaître que les aspects positifs, romantiques ou nostalgiques dont le terme cosmopolitique est chargé. Dans ce cas, il est à craindre que la cosmopolitisation du discours sur la globalisation ne soit l’occasion de la création d’une nouvelle utopie qui, loin d’impulser la globalisation du droit à la citoyenneté, participe au contraire à l’occultation de l’émergence, voire l’extension, de nouvelles zones de non-droit, que les États-nations, fondés sur le principe de solidarité, tentaient d’éliminerAinsi, l’intégration de l’ensemble des économies mondiales dans un seul marché global, la mondialisation des réseaux des finances et des médias, n’entrainent pas l’égalisation des conditions de participation des groupes sociaux ou des individus à la vie ou à la politique globales. Au contraire, elles sont à l’origine d’une plus grande disparité. Elles ne sont pas productrices de valeurs cosmopolitiques, de paix, d’universalisme, de coopération et de solidarité, mais plutôt de guerres, de conflits, de rivalité, de racisme et de xénophobie.

  

La mondialisation rime aussi avec tribalisation, un concept qui exprime le repli sur soi des populations que la mondialisation néolibérale marginalise, faute des conditions permettant de s’y associer. Tout prouve que, comme Jean Ziegler a remarqué, la mondialisation dessine sur la surface du globe une espèce de réseau squelettique réunissant quelques grandes agglomérations parmi lesquelles on assiste à l’avancée des déserts. La réalité du monde globalisé est de plus en plus celle d’une succession d’îlots de prospérité et de richesse, flottant dans un océan des peuples à l’agonie (Zegler, 2002). Dans ces conditions, il est à craindre que la séparation de la cosmopolitique méthodologique du cosmopolitisme normatif ne soit pas facile, surtout lorsque nous sortons du cadre du débat européen. Le risque est de la voir se transformer de nouveau en une sorte d’idéologie universaliste et bonne conscience de ces oligarchies qui se créent dans chaque pays, reliées entre elles par les intérêts, et également en un mode de pensée et de vie.

 

 Le nouveau cosmopolitisme ne reflète pas seulement leur monde, qui est effectivement intégré, mais oriente leur conscience et engendre une nouvelle politique cosmopolitique qui fonde leur solidarité et consacre leur alliance pour une domination globale. La naissance de cette élite cosmopolitique qui assure la gestion du nouveau système mondial n’empêche certainement pas l’émergence, en filigrane, d’une conscience humaine, voire universelle, dont on peut observer les traces dans les nouvelles solidarités qu’attestent l’adhésion croissante de secteurs de l’opinion mondiale aux valeurs de Droit de l’Homme, la démocratie, l’émancipation des femmes, la défense de la nature, le rejet de la discrimination et de la corruption de la vie internationale. Comme pour les anciennes cités grecques, je crains que la nouvelle cosmopolitique ne dissimule une réaction éthique aux multiples traumatismes et fractures qu’engendre la barbarie de la globalisation matérielle, c’est-à-dire l’intégration sur de bases d’une inégalité, de plus en plus criante, des conditions de production, tout en maintenant les décalages juridiques, politiques, scientifiques et culturels des sociétés humaines. La cosmopolitique entend corriger le désordre dû au déploiement d’un mode de production, de vie et de pensée d’une élite mondialisée regroupant ou tendant à regrouper la tranche supérieure qui ne doit pas représenter plus de 10% de la population mondiale. Autonomisée au sein des nations, cette nouvelle élite qui détient le pouvoir économique et politique et contrôle l’information a de moins en moins de raisons de manifester son attachement aux peuples qui l’ont mis en orbite international.

 

 Un tel acte lui apparaît, signale à juste titre Jacques Dufresne (1994), comme une forme méprisable de tribalisme. Ainsi, la mondialisation qui renforce au sein des élites les tendances cosmopolitiques engendre, au sein de la majorité exclue de la solidarité née de l’appartenance à l’État-nation, les tendances au repli sur un soi identitaire où se développent l’ethnicité et la tribalisation (Lasch, 1995). Ainsi, le plus grand défi que doit affronter la nouvelle cosmopolitique est de répondre aux exigences de la citoyenneté dans un monde privé de solidarité et où la nation ne joue plus son rôle traditionnel. Comme nous le rappelle, à juste titre, Robert Reich5, sans attachements nationaux, les personnes sont peu enclines à faire des sacrifices ou à assumer la responsabilité de leurs actes. Nous apprenons à nous sentir responsables des autres parce que nous partageons avec eux une histoire commune, une culture commune, un destin commun.

 

 La dénationalisation de l’entreprise tend à produire une classe de cosmopolites qui se considèrent des citoyens du monde, mais sans accepter aucune des obligations qu’implique la citoyenneté dans une entité politique normale. La révolution techno-informationnelle fragilise encore plus le sort de la majorité abandonnée à elle-même, car en substituant à l’homme les robots et les systèmes d’information, elle réduit l’intérêt des élites et des classes supérieures à intégrer leurs citoyens dans leur système de solidarité et de droit. Pendant toute l’ère industrielle, écrit Dufresne, en plus de mériter leurs galons sur les champs de bataille, les plus humbles parmi les citoyens des démocraties occidentales étaient nécessaires dans les usines. En dépit de toutes ces circonstances qui leur étaient favorables, leur sort a été dur. Quel sera leur sort désormais, dès lors qu’on n’a plus besoin d’eux ? Il faut espérer qu’il se trouvera encore dans l’élite quelques personnes cultivées qui se souviennent de cette réponse de Solon à un étranger qui lui demanda quelle était à ses yeux la cité la mieux policée: « Celle où tous les citoyens sentent l’injure qui a été faite à l’un d’eux, et en poursuivent la réparation aussi vivement que celui qui l’a reçue ». Est-ce que cela veut dire que le cadre de l’État-nation est irremplaçable dans toute tentative de maintien de la solidarité et des valeurs de la cité démocratique ?

 

 Le fait est que ce cadre est en train de s’affaiblir considérablement, indépendamment de nos volontés, mais cela nous pose plus de problèmes qu’il n’en résout. L’alternative n’est pas de les occulter mais de réfléchir sur de nouvelles formes de citoyenneté. Car, la polarisation que crée la mondialisation risque de détruire, si elle ne l’a pas fait, les liens d’attachement et d’enracinement dans des patries sans lesquels aucune solidarité, ni harmonie sociale ne sont possibles.

  Ainsi, face au paradoxe de la mondialisation qui unifie le monde autant qu’il le divise, et détruit des nations autant qu’elle fonde de nouvelles solidarités, infranationales et supranationales, la solution ne saurait consister en un retour forcé vers le passé, moins encore dans un enfermement identitaire ou repli sur la mémoire. Mais pour qu’une solidarité universelle naisse et que la citoyenneté devienne de portée mondiale, pour que l’intégration du monde ou son unification ne soient pas exclusion et marginalisation à l’échelle planétaire, il faut rendre possible et réel le processus d’égalisation progressive des conditions de travail et de vie des populations mondiales, c’est-à-dire l’enclenchement d’un véritable élan de démocratisation de la vie internationale. Faute d’un tel programme, on craint que la cosmopolitique, au regarddes conditions de son fonctionnement dans le champ politique et intellectuel de la mondialisation, soit à l’origine d’une nouvelle utopie qui fait rêver les bonnes consciences mais qui n’apporte rien, sinon plus d’aliénation aux peuples et aux nations en dislocation, victimes d’une cosmopolitisation imposée par une logique d’expansion économique et commerciale dont personne, à quelque niveau que ce soit, n’en maîtrise les ressors.

 

 

Notes

  1. L’examen du concept de l’État-nation est au c’ur du débat sur le cosmopolitisme. Voir Chernilo (2005).
  2. Voir par exemple Beck, Sznaider y Winter (2004).
  3. Comme Delanty l’a bien remarqué, le débat autour du cosmopolitisme est essentiellement européen, voir (Delanty, 2005: 405, 21).
  4. Pour une vision critique, voir également GerardDelanty (2006).
  5. Cité par Dufresne (1994). Robert Reich est Professeur de politique économique et sociale à la Heller School de BrandeissUniversity aux États-Unis, il a été entre 1993 et 1996 Secrétaire au Travail de la première administration Clinton.

 

 

Références bibliographiques

BECK, Ulrich. Qu’est-ce que le cosmopolitisme ? Paris :Aubier Montagne, 2006. BECK, Ulrich; SZNAIDER, Nathan y WINTER, Rainer (eds.) Global America? The Cultural Consequences of Globalization. Liverpool : (LUP-SSPT) Liverpool University Press-Studies in Social and Political Though, 2004.

 CHERNILO, Daniel. “A quest for universalism: Re-assessing the nature of classical social theory’s cosmopolitanism”. Communication préparée pour l’atelier Cosmopolitanism: Past and Future qu’il a eu lieu dans l’Université de Liverpool (18-19 novembre, 2005).

DELANTY, Gerard. “The Idea of a Cosmopolitan Europe”. International Review of Sociology. Vol. 15. No. 3 (novembre 2005). P. 405-421.

 DELANTY, Gerard. “The cosmopolitan imagination: critical cosmopolitanism and social theory”. The British Journal of Sociology. Vol. 57. No. 1 (2006).

 DUFRESNE, Jacques. La démocratie athénienne, miroir de la nôtre. Ayer’s Cliff (Québec) : La Bibliothèque de L’Agora, 1994.

 HABERMAS, Jürgen. La paix perpétuelle, le bicentenaire d’une idée kantienne. Paris : Ed. du Cerf, 1996.

 LASCH, Christopher. The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy. New York : Norton, 1995.

 LIAUZU, Claude. Histoire des migrations en Méditerranée occidentale. Paris : Complexe, 1996.

 ZEGLER, Jean. Les nouveaux maître du monde et ceux qui leur résistent. Paris : Fayard, 2002.