Nouvel ordre mondial et perspectives démocratiques dans le monde arabe

1992-09-01:: Le Musulman N:19

 

 

Avant de parler de l'impact du  nouvel ordre mondial sur le processus de démocratisation dans le monde arabe, il est utile de préciser ce que nous voulons dire par ordre mondial et par démocratie.

Il y a quelques années, le terme de nouvel ordre mondial signifiait essentiellement un ordre économique plus juste, que les pays occidentaux ou industriels, les Etats-Unis en tete. Rejetaient d'emblée. C'est, d'ailleurs, le président algérien Boumédienne qui l'a pour la premiere fois prononcé de la tribune des Nations-Unies en 1974. Dans le meme esprit, l'UNESCO avait formulé dans les années quatre-vingts des propositions visant a créer de meilleures conditions pour le flux des informations entre les pays du sud et les pays du nord. C'est ce projet qui a été connu sous le nom de nouvel ordre mondial de l'information et dont I' adoption a provoqué le départ des Etats-Unis de l'UNESCO et le debut de la campagne occidentale contre les organisations internationales.

Plus tard. et jusqu'avant la guerre du Golfe, le terme a été utilisé essentiellement, dans un sens géopolitique, pour rendre compte de l'effondrement de l'Union Sovietique comme superpuissance concurrente, et l'émergence des Etats-Unis comme la seule véritable superpuissance mondiale. Depuis la crise et la guerre du Golfe. ce terme a pris a nouveau contenu juridico-idéologique, fondé sur la volonté de faire appliquer les résolutions des Nations-Unies et le droit international.

Or, depuis la fin de cette guerre, c'est a une négation en regle de cette notion morale du nouvel ordre international que nous assistons. Cela se reflete assi dans l'attitude du Conseil de sécurité qui s'est tu completement sur le devoir moral d'appliquer les résolutions des Nations­Unies concernant aussi bien l'occupation par Israel des territoires arabes et palestiniens que les propositions américaines concernant le controle des armements au Moyen­Orient qui consistaient a envoyer les armes les plus sophistiquées a Israel le jour-meme de  l'annonce de ces propositions.

On voit bien comment la revendication tiers-mondiste concernant la recherche d'un nouveau schéma de division internationale de travail a été détournée pour faire place a une conception juridique de l'ordre dont le but n 'est autre que le maintien du statutquo éconornique et politique. Cette conception donne en effet aux pays industrialisés réunis au sein du Conseil de sécurité le role de gendarme international, et par conséquent, le pouvoir de faire respecter Ia confirmation, apres l 'effondrement de la superpuissance soviétique, du role déterminant des Etats-Unis dans la stratégie mondiale.

Ce la etant dit, la question de 'impact du nouvel ordre mondial sur le processus de démocratisation du monde arabe pourra etre formulée plus clairement de la maniere suivante: est ­ce que la fin de la guerre froide et I 'affirmation de l 'hégémonie américaine dans le monde favorisera la démocratisation du monde en général et du monde arabe en particulier?

Avant de tenter de répondre a cette question, il faut déterminer ce que nous nous entendons par démocratie. Car, Ia aussi, on confond le plus souvent deux choses différentes, meme si elles ne sont pas nécessairement contradictoires, a savoir la démocratie comme un systeme permettant Ia participation effective des citoyens d' une nation a la vie politique , ou a la détermination de leur devenir collectif. et le multipartisme, qui nécessite un degré plus ou moins important de liberté d'exprcssion et d'organisation. Si la démocratie ne peut fonctionner réellement sans le multipartisme, ce dernier est par contre tout a fait imaginable sans participation effective du peuple a la prise des decisions politiques le concernant. C'est dans ce sens que nous parlons souvent d' une démocratic de facade qui n 'a pour but que de masquer la dictature ou de la rendre encore plus opaque.

maintenant. pour répondre a la question que nous avons posée, je dirais que la montée en puissance de I' hégémonie américaine. et donc l'emergence du nouvel ordre mondial, dans la mesure ou elle confirme la fin de la guerre froide, augmentera sans doute les chances d'une solution rapide des ancienne guerres régionales, liées a Ia competition entre les deux superpuissances. Mais l' affirmation de la domination américaine, dans la mesure ou elle suppose quelque ,aménagement du champ politique dans certains pays ou Ies intérets américains sont en jeu ou exigent le reclassement de forces régionale, aidera sans doute aussi la naissance d'autres formes de guerres locales. La guerre du Golfe est justement la premiere illustration de ces nouvelles guerres qu'exige la mise en place du nouvel ordre.

II en va de meme en ce qui concerne l' émergence de nouveaux conflits et tensions a l'interieurs des pays arabes. Ainsi, si le Yemen marxiste a disparu ,avec la fin de la guerre froide, l'affirmation de la domination américaine dans le monde arabe. et le Golfe en particulier, dépendra plus que jamais de la mise en place des régimes pro-américains ou le maintien de ceux­ci, contre la volonté des peuples qui continuent de voir dans l 'appui inconditionnel a la politique expansionniste et colonialiste d' lsrael  l'expression de la volonté occidentale traditionnelle de compromettre l'avenir du monde arabe.

En effet, l' histoire n' a pas connu des systemes de domination étrangere cherchant a encourager l'émergence et la libre expression de la volonté populaire dans les colonies ou les pays dominés, alors que leur raison d'etre est justement de confisquer cette volonté pour pouvoir maintenir leur influence. L'intéret des Américains comme celui d'autres puissances occidentales est de maintenir dans les pays arabes des pouvoirs dictatoriaux qu' ils peuven facilement manipuler ou maitriser afin de continuer a controler I 'évolution stratégique de la region arabe et maintenir le schéma de partage actuel de ses ressources et marchés . Que ces puissances soient elles-memes démocratiques ne change rien a l'affaire, car cest un Occident démocratique qui occupe, détruit, étouffe, pille et gaspille depuis plus d'un siecle les ressources des autres nations et continents.

La régression des processus de démocratisation du monde arabe est déja visible dans les pays du Golfe ou le blocage parait plus grand que jamais. Elle l'est également en Irak ou la notion de l'ordre politique risque elle meme de disparaitre pour longtemps. La situation dans les territoires occupés est catastrophique a tous points de vue politique, économique et humain. Le climat de guerre qu lsrael continue de faire planer sur le Liban et la Syrie, le maintien des sanctions contre un lrak meurtri, l 'aggravation des tensions nées du désespoir et de l'absence de perspectives sur le plan du reglement du conflit israelo-arabe comme dans le domaine du développement économique et social qui a suivi la guerre , menacent directement les timides tentatives de démocratisation dans des pays comme la Jordanie, le Yemen et risque de faire voler en éclats la démocratie naissante au Maghreb.

Ainsi il n 'y a pas la moindre chance pour que ce nouvel ordre ait un impact positif sur la démocratisation des régimes politiques dans les pays arabes meme si le nouveau rapport de force, bien favorable au maitre des lieux , en trainera nécessairement un changement de decor, c'est-a-dire la mise en place d'une façade plus ou moins crédible de pluralisme politique. Cela ne veut pas dire que le combat pour la démocratie ne continucra pas ou que le processus de démocratisation ne restera pas a l'ordre du jour plus que jamais dans le monde arabe. Mais il se fera indépendamment de ce soi- disant nouvel ordre mondial, voire contre lui. La démocratie arabe s'imposera comme le fruit de la volonté des peuples arabes de maitriser leur propre devenir, quelle que soit Ia conjoncture extericure, mais aussi comme l 'expression du caractere passager et éphemere de l' hégemonie américaine unipolaire, qui disparaitra inéluctablement au profit d'un véritable monde multipolaire.

 

 

* Ce texte a été prescnte au Colloque organisé par l'Association Arabe des Droits de l'homme a Paris (1991).