Islamisme et démocratie: Entre le dilemme et les mutations

1992-02-19 :: L'Observateur n:49

 

L'affaire Habache confirme que la guerre du golfe ne fait que commencer et que l'occident ne voudra des Arabes que lorsqu'ils seront comme il veut qu'ils soient. Jusqu'où cela peut-il aller?

  Je pense aussi que c'est la poursuite de la guerre du Golfe, non pas en tant que guerre comme cela a été dit de la liberation du Koweit, mais comme le déclenchement d'une vague de pression sur l'ensemble du monde Arabe visant à l'intimider et à contrôler son développement économique, social et politique. La guerre du Golfe, c'est essentiellement cette stratégie de restauration d'une domination et d'une influence balayée par les indépendances et qui vise à vider ces indépendances de leurs contenus, à dicter aux pays Arabes les politiques qui correspondent le mieux aux intérêts des puissances occidentales. Celles-ci se sentent concurrencées ou menacées par un éventuel développement, pas seulement militaire, mais aussi économique , du monde arabe. Les puissances occidentales se sont rendu compte que le monde arabe était au seuil d'une mutation intellectuelle, politique, économique. Leur objectif principal était de figer le monde arabe dans sa situation actuelle. Il fallait d'abord réduire les percées technologiques opérées ici ou la, interdire toute possibilité de constitution d'entités régionales et donc d'intégration régionale pouvant améliorer les conditions d’Intégration de l'économie du monde arabe dans l'économie mondiale, bloquer l'évolution politique en s'ingérant dans les affaires des Etats et en poursuivant les pressions sur la cause palestinienne par le soutien à Israel qui poursuit une politique archaïque de colonisation contraire à tous les principes moraux et au droit international.Cela fait partie de ce que certains ont appelé une guerre de civilisation, c'est-à-dire un affrontement majeur, politique, économique, culturelle.

 

Si on dit que le monde arabe était à la veille d'une mutation cela veux dire que la mutation est possible, que le monde arabe est en possession des moyens pouvant lui permettre non seulement de résister, aussi de passer à une phase active de changement?

 Je pense qu'on était à la veille d'une mutation multiforme. Cela ne veut pas dire qu'on était à la veille d'un changement rapide, radical, mais je veux dire qu'il y avait les éléments pour, au nivaux politique, passer à la démocratie, même d'une façon limitée .Cela pouvait permettre l'évolution et la cristallisation des forces sociales de façon positive.

On était à la veille d'une mutation au nivaux du rapport des forces stratégiques et géopolitiques avec l'apparition d'une nouvelle maitrise de la technologie en Irak, en Syrie , en Egypt…On était à à la veille d'une mutation également dans le sens où les politiques traditionnelles classiques ont été critiquées et qu l'on s'acheminait vers des politiques, des objectifs, plus stratégiques comme l'intégration régionale au Maghreb, le Conseil de coopération du Golfe, etc… Cela pouvait réunir les conditions pour améliorer nos possibilités de développement et on avait - et on a toujours - les éléments fondamentaux pour en développement scientifique et intellectuelle. Il y a également les capitaux en grande partie exportés vers les pays occidentaux mais qui, vu les risques qu'ils connaissent sur ces marchés, commencent à rechercher des marchés dans leur pays d'origine.

Je pense donc que la possibilité de mutation était réelle, et si le monde arabe bénéficiait d'un certain répit de paix, et de stabilité, il serait capable d'opérer cette mutation. C'est pourquoi la stratégie des puissances occidentales et d' Israel est d'interdire tout répit au monde arabe.

 

Ces dernières années, dans le monde arabe on a constaté que parmi les éléments de contestation importants, se développait un puissant mouvement islamiste qui a su cristalliser, dans un certain nombre de pays, l'essentiel de la contestation des politiques suivies par de nombreux régimes arabes.Comment peut-on apprécier cela ?

Je crois que le développement des mouvements islamistes était aussi un élément de cette mutation dans le sens où, pour la première fois, la société émergeait et s'imposait sur la scène politique pour exiger des réformes et des transformations. Et même si l'on peut penser que cette force ne prendra pas le pouvoir ou qu'elle serait en difficulté une fois au pouvoir, il n’empêche que son existence a changé le rapport des forces entre les Etats et sociétés, entre Etats et nations, et même obligé Ces Etats à réviser leurs politiques.

Pour mois, le mouvement islamiste a plusieurs significations.D'abord, une signification culturelle - pas religieuse - dans ce sens où des peuples essaient de sortir d'une certaine aliénation et d'affirmer leur identité, de renouer avec leur histoire et leur passé, leurs références culturelles.C'est très important après une période ou les élites, vu leur dépendance culturelle et intellectuelle, étaient incapables de comprendre leur société et de s'introduire au sein des masses populaires.Une deuxième signification, politique celle-la, je pense qu'il était impossible à ce que l'on appelle l’opposition laïque qui se réclamait et se réclame des mêmes idées que les gouvernements en place, de rassembler derrière elle les forces populaires qui ont été marginalisées et qui ne se retrouvent pas représentées par ce type d'idiologie. C'est cela qui explique pourquoi les forces laïques sont restées relativement minoritaires, alors que le mouvement islamiste a constitué un phénomène politique important. C'est l'irruption des masses populaires sur la scène politique qui a changé le rapport des forces dans la société et le rapport des masses marginalisées à l'Etat.

Je crois que l'islamisme c'est d'abord une force politique avant d’Être religieuse. Je ne crois pas que ce soit des mouvements religieux, ce sont essentiellement des mouvements politiques avec un programme politique et des revendications politiques concernant le pouvoir, le changement des politiques, etc. Par contre, ils n'ont aucun programme de réforme des idées religieuses.nIls ne se posent pas comme alternative à un autre pouvoir religieux, ils se posent comme alternative à un pouvoir politique. Donc, il ne faut pas confondre, et dans ce sens, c'est une force politique dont le blocage de l'Etat est à l'origine, ainsi que le retour de l'opposition à l'investissement dans des formes relativement traditionnelles. L'islam, la religion, est ici utilisé comme un élément de cohésion d'une large coalition sociale dont l'objectif est l'opposition aux pouvoirs actuels. Une troisième signification, enfin, sociale. Dans de nombreux pays comme en Amérique latine,c'est ce qu'on appelle la théologie de libération.C'est l'Eglise qui essaie d'organiser certaine revendications, de prendre en charge les aspirations des masses les plus déshéritées. Je pense que dans la formation de ces mouvements il y a des éléments ou des forces sociales déclassés ou marginalisés qui n'ont pas d'autre identité,qui ne sont pas intégrés aux système de modernité qui n'intègre qu'une élite restreinte, distincte du reste de la population. C'est une opposition à cette situation de citoyen de seconde zone et par conséquent une aspiration à une intégration dans l'économie et la société. On ne peut comprendre l'islamisme, comme cela souvent est le cas à travers des écrits des orientalistes, comme l'émergence d'un fanatisme inné, inhérent à une certaine religion ou société. La preuve en est que c'est un phénomène historique qui surgit à un moment précis. Il y a vingt ans, on ne parlait pas d'islamisme en Algérie, mais cela ne voulait pas dire que la société n'était pas musulmane. L'islamisme et le fruit , le résultat de politiques précises. Je le comprends en tant que tel et non pas en tant que phénomène religieux, pour mois c'est fondamental.

 

En Algérie , l’expérience de démocratisation vient de déraper de façon dangereuse.Cela était prévisible entre le pouvoir et le FIS, il n'y avait que l'armée et je crois que c'est cette situation qui est tragique. L'islamisme tout en étant un profond mouvement de contestation sociale produit aussi une idéologie passéiste qui contrarie la tendance universelle vers la modernité. Le drame de l'Algérie n'est-il pas l’absente d'une alternative qui puisse mobiliser l'ensemble de la société?

Je regrette se dilemme dan lequel on veut à chaque fois nous enfermer. C'est la même chose lorsque, durant la guerre du Golfe, on nous disait, vous voulait que le Koweit soit définitivement occupé par l'Irak ou l'Irak détruit et son peuple affamé. Non, il y a toujours d'autres possibilités et c'est le rôle des hommes politiques, de l'Etat, des élites de ne pas pousser leurs peuples dans l'impasse, de ne pas produire des dictatures et, par conséquent, des affrontements et des guerres civiles. Le rôle de la politique, c'est de trouver les compromis possibles entre les intérêts et les forces sociales et politiques. En Algérie, comme ailleurs, je pense qu'il y avait des solutions beaucoup moins couteuses que la solution pour laquelle on a opté. La politique, c'est toujours la possibilité et l'art d'une solution des contradictions par d'autres moyens que la violence. On ne peut réfléchir à cette solution politique si on ne comprend pas une situation .Que s'est-il passé en Algérie depuis l'indépendance ? C'est que tout le peuple était derrière un parti ou plutôt un front, le FLN, qui était l'instrument de de liberation du pays.Il y a eu beaucoup de travail, d'acquis, de développement mais, et cela et évident, il y a eu beaucoup d'échecs aussi bien au plan de la politique culturelle, linguistique, sociale et économique. Cela a fait qu’une grande partie de la population ne se reconnait plus dans ce pouvoir issu lui-même d'un Front de libération nationale.

Octobre 88 reflétait un consensus national contre le pouvoir en place, qui n'était pas nécessairement dictatorial, mais dont les politiques étaient contestées par de larges couches de la population. Je pense que dans ce consensus, et derrière le soulèvement d'Octobre, il y avait deux revendications fondamentales; celle qui concerne les classes moyennes qui ne posaient pas le problème de leur situation économique d'abord, mais celui d'une certaine pratique du pouvoir qui excluait le pluralisme, la participation des autres, et donc, il s'agissait essentiellement de revendication démocratique; Mais à coté de cette revendication des couches moyennes qui voulait participer au pouvoir - c'était ça - il y avait une revendication beaucoup plus radicale, populaire, qui est la recherche de plus de justice dans la redistribution des richesses nationales, d'autant plus que, dès le départ,le système a été fondé sur une certaine forme de redistribution, même si cela s'est souvent fait de façon injuste, parfois même insupportable.

La coïncidence de ces revendications a permis une mutation dans le système politique algérien, c'est-à-dire l'orientation vers un nouveaux système fondé sur le pluralisme et l'aspiration à la démocratie. Pendant trois années, on a vu se développer les islamistes qui ont su regrouper les forces populaires, et les partis des classes moyennes qui sont restés minoritaires, mais qui existent aussi. Après le premier tour des élections législatives les classes moyennes ont paniqué devant le succès et l'ampleur du succès des islamistes.C'est cette panique qui a permis a l'armée, qui surveillait le processus dès le départ, de reprendre un pouvoir qu'elle n'avait finalement jamais totalement abandonné. C'est dans ce sens qu'elle se considère comme garant de l'indépendance et de l'unité de la nation.

l’Essentiel, c'est cette rupture du consensus national pour la démocratie et le changement. Moi, je crois que ce qui unifiait les deux revendications, c'était le mot d'ordre de changement, chacun le voulant dans un sens , mais tous les Algérien le voulaient. La rupture du consensus rompt la possibilité de changement. On rentre dans une phase de normalisation. C'est ce qui se passe dans tout le monde arabe. c'est-à-dire pas de radicalisation, pas de changement, pas d'opposition. la normalisation signifie aussi l’arrêt du processus démocratique comme instrument de changement parce que pour les islamistes comme pour les courants laïques, le processus démocratique n'avait aucun sens en soi. Sa signification fondamentale était qu'il pouvait produire un changement dans un sens ou dans un autre. C'est le retour a l'ancienne conception. ce sont ceux qui sont au pouvoir qui sont garants de l'intérêt national, de la politique de développement de la redistribution.

Ce qui m'inquiète, c'est que l'Algérie, risque - et pas seulement l'Algérie parce que le monde arabe comptait sur l'Algérie pour inverser le courent – d'être à la veille de l'entrée dans le processus latino-américain.

L'Amérique latine a pratiquement passé un siècle entier dans des régimes militaires et s'est finalement ruinée. Elle est aujourd'hui l'une des régions du monde les plus disloquées. Il y a des Etats forts, mais entourés par des sociétés disloquées. Il y a des guérillas implantées depuis vingt ans et plus dans beaucoup de ces pays.Le processus latino-américain, ce sont des gouvernements nationalistes qui pensent être capable de mener une politique sans consulter leurs peuples. L'Union Soviétique a eu de grands acquis sur les mêmes bases, le Brésil également, notamment dans les industries de transformation, mais tout ce qui est fondé sur des bases fragiles s'est effondré ou risque de l’être. Ce qui, pour les sociétés arabes, est aujourd'hui important, c'est de fonder et de créer des règles du jeu définitives, qui permettent la stabilité et la participation du peuple au pouvoir. Si nous n'arrivons pas à le faire,nous n'aurons ni stabilité ni développement durable. Il faut que l'on sorte de cette conception du développement imposé par les seules élites contre la volonté d'une grande partie de la population.

La liberté n'est pas une valeur dans l'abstrait. Les politiques ne se font pas uniquement par l'intention - il ne faut pas faire de l'angélisme - elle se font en fonction du rapport des forces. les groupes sociaux forts tenteront toujours de tirer le développement dans le sens de leurs intérêt alors que ceux qui sont exclus politiquement du prossesus seront exclus économiquement, quelle que soient les intentions de départ des uns et des autres. Il peut y avoir un zaim sensible à la justice et à la liberté - parce qu'il y a la démocratie, mais seulement pour 10% de la population entouré d'un océan de misère, de désespoir et de marginalité. On crée un pays utile et le reste du pays est inutile. En Argentine – il faut réfléchir, car il y a 50 ans, elle était plus riche que la France -, on arrive aujourd'hui à tirer sur les enfants pauvres dans les rues. L'Amérique latine se trouvait dans la même situation que le monde arabe actuellement, c'est–a-dire très riche en ressources naturelles, mais à cause du modèle de développement choisi, elle est aujourd'hui dans une situation pire que celle du monde arabe. C'est un modèle que le monde arabe n'a pas intérêt à suivre. Il nous faudrait plutôt ce que j'appelle moi le modèle d'intégration nationale, c'est-à-dire un modèle où tous les individus et toutes les classes sociales puissent être intégrés dan le même système. C'est sur cette base que l'on peut créer une nation. Je pense que le développement ne peut être réalisé que parce que, au départ, il y a une pression populaire, et lorsque les forces populaires sont défaites, il y a nécessairement une orientation vers le modèle : ilot de prospérité océan de misère.

Dans le monde arabe,les forces populaires sont sur le point d’être défaites. Malheureusement, les classes moyennes et les élites – parce que je ne pense pas qu'on ait une classe politique consciente des intérêts nationaux et de l'histoire - à cause de leur panique devant les forces radicales de la société, ont tendance à opter pour le modèle latino-américain. Ce ne sont pas seulement les élites au pouvoir dans le monde arabe, mais aussi les couches moyennes qui basculent vers la dictature. Il ne faut pas toujours se réjouir de la défaite de forces paraissant contraires à nos idéaux, à nos valeurs. Nous risquons, nous aussi, plus tard, de payer. Pour moi, les mouvements islamistes manifestent d'abord des revendications populaires.On ne peut pas répondre à ces revendications sans changer de politique sociale et économique. Aucune motivation n'obligera les couches au pouvoir à changer de politique, s'il n'y a pas de force politique puissante qui oblige les élites à faire des concessions. S'il n'y a pas de l'autre coté une force populaire menaçante, il n'y a aucune raison, ni chez nous ni ailleurs, que les élites au pouvoir fassent des efforts pour développer leur politique économique, pour changer de mode de vie, être sensibles à la misère des gens.

 

 Je voulais vous demander quel était votre sentiment, en tant que citoyen arabe, devant ce qui se passe en Algérie?

Lorsque j'ai appris la nouvelle, je me suis dit, voilà,après la guerre du Golfe, le deuxième grand échec du monde arabe. la guerre du Golfe c'était interdire aux arabes la possibilité de créer un certain équilibre des forces,au moins avec Israel, et donc de stabiliser relativement la région. Nous sommes revenus à la case-départ et nous sommes esclaves, sous la menace de l'arme nucléaire israélienne.

En ce qui concerne l'Algérie; alors que partout dans le monde arabe, le processus de démocratisation était bloqué, c'était l'espoir non seulement de la démocratie ,mais la possibilité de dépasser l'élément fondamental de blocage que constitue l'opposition islamistes/laïcs, c'est-à-dire la possibilité de sortir d'un dilemme. L'échec de l'Algérie veut dire que la démocratie est interdit au monde arabe.