LA SYRIE DE LA GUERRE CIVILE 

1980-07-12::

 

L'Etat syrien contemporain est une création relativement récente qui ne remonte pas à plus d'un demi-siècle. Au cours des très longs siècles qui précèdent, l'histoire du pays se confond avec celle de l'Islam et de ses Etats constitués, depuis la conquête arabe au début du Vll° siècle, en des vastes empires successifs, jusqu'au plus récent, l'empire Ottoman qui éclate au début de notre siècle. L'histoire sociale, économique, politique et culturelle de la Syrie ne peut donc être disso- ciée de celle des autres Etats de la région. Cela pèse encore très lourd dans le devenir politique et social syrien, et demeure la clé de l'analyse de son évolution ultérieure .
La constitution d'un Etat syrien moderne a, tout d'abord, coïncidé avec les plans de partage colonial qui ont consacré la division de la région selon des critères qui ne tiennent compte que des seuls intérêts des puissances colonisatrices, et ne pouvaient aboutir dans ces circonstances, qu'à un morcellement arbitraire des communautés, des territoires, des parentés et des échanges matériels et spirituels,de la société proche-orientale. Ainsi l'établissement de nouveaux Etats ne pouvait revêtir ici que la forme d'une désintégration volontaire des structures sociales, des réseaux de communications économiques et culturels et des rapports de pouvoir et d'autorité établis. 
Coupée de son environnement historique et politique, la société syrienne aborde ainsi les temps modernes avec un sentiment d'insécurité et de désarroi. Elle ne possède aucune structure d'intégration et d'auto-nomie, ni classe politique dans le sens propre du terme, ni personnel d'Etat expérimenté, et encore moins de règles de conduite pour le pouvoir et le gouvernement, de traditions de gestion et de sens des affaires publiques 2. Le ciioix de sa capitale, Damas, fait sans cloute en souvenir des temps glorieux de l'empire Omayyade, est lui-même contesté par la puissante bourgeoisie commerciale d'Alep, métropole du nord et axe de communication et d'échange syro-irakien. Les querelles entre les notabilités des deux villes ont miné, des années durant, la stabilité et les fondements politiques de la toute jeune république indépendante ^. Malgré sa puissance économique la classe commerçante syrienne, sortie triomphante de l'indépendance, reste sur le plan politique incapable de surmonter ses déchirements, ses attachements claniques ou régionalistes ainsi que ses intérêts locaux et particulier, elle ne parvient pas à s'ériger en classe gouvernante à vocation nationale, à devenir le support d'un Etat et d'un pouvoir modernes, c'est-à-dire intégrés et unifiés. Sans vocation politique ni compétence administrative, le régime que fonde cette classe de commerçants et de propriétaires, lors de l'indépendance en 1946, se désagrège de lui-même, usé par des années de conflits internes, de corruption, d'anarchie et de confusion entre affaires publiques et intérêts privés ou claniques''. 
A ce régime succèdent, à partir de 1949, des gouvernements militaires qu'inaugure le coup d'Etat de H. Az-Zaim (29 mars 1949). Privé d'un centre de pouvoir et soumis à une forte pression extérieure depuis sa naissance (particulièrement menaçante après la proclamation d'Israël) et intérieure, due à la multiplication des couches moyennes à qui l'indépendance donne un coup de fouet, le pays perd complètement son équilibre et se laisse emporter par les conflits des clans militaires constitués au sein de l'armée en rapport avec les particularités sociales, politiques, régionales, religieuses ou idéologiques^. L'éphémère Union Syro-Egyptienne (1958-1961) ne semble pas pouvoir apporter une solution viable à ces contradictions profondes. 
L'union avec l'Egypte accomplit cependant en Syrie une transfor-mation décisive et constitue un nouveau départ. Sous Nasser, grâce à sa popularité, s'achève une liquidation effective, politique mais aussi économique, de la classe traditionnelle des propriétaires et des notables ; la scène politique syrienne est radicalement transformée et avec elle, l'ensemble des règles et des jeux politiques. Des élites, issues pour la grande majorité des classes moyennes, en ville ou à la campagne, vont  pouvoir enfin s'affronter en toute liberté des années durant. La fin de cet affrontement voit la constitution d'une classe nouvelle joignant à la fois le sommet du pouvoir politique et celui du pouvoir économique. 
Originaires pour la plupart des régions rurales pauvres où se sont main-tenues des formes comunautaires de solidarité, les nouveaux tenants du pouvoir ne sont pas nécessairement d'origine modeste ^. Pour pouvoir constituer une classe gouvernante, il leur était indispensable de se détacher des classes moyennes, de construire un discours de portée nationale et globale, de se soumettre à l'Etat et ses appareils. Elles parviendront ainsi à la formation de cette classe-Etat qui se trouve en butte à une opposition populaire violente, dont le pouvoir ne s'affirme qu'au travers de la répression 7. 


A LA RECHERCHE D'UNE POLITIQUE: LES REGIMES BAATHISTES 
L'éclatement de l'union syro-égyptienne le 28 septembre 1961 ouvre une nouvelle phase dans la lutte pour le pouvoir en Syrie. Toutes les forces politiques qui s'étaient réfugiées derrière le pouvoir providentiel de Nasser, 3 ans auparavant, entrent, après la sécession, dans ne compétition serrée pour renforcer leurs positions respectives et prendre de vitesse leurs adversaires. Les anciens notables et hommes d'affaires qui ont réussi le coup d'Etat ont assisté, le cœur déchiré, au grand essor des classes moyennes que Nasser avait mobilisées et maîtrisées. Par leurs liens spécifiques avec des éléments influents au sein de l'armée, à cause de leur position privilégiée, aussi bien à l'intérieur de l'appareil d'Etat que dans la rue, ces classes constituent une véritable menace pour le nouveau pouvoir à peine établi. 
Tout en favorisant la restauration formelle des anciens organes représentatifs, seul moyen pour légitimer le coup de force, la grande bourgeoisie traditionnelle est amenée à rétablir sa dictature. Ainsi le pouvoir séparatiste est-il obligé de déclencher un combat interne qui ne manque pas d'avoir ses résonances dans l'appareil militaire. Le centre du pouvoir ne s'est pas seulement déplacé, de ce fait même, vers l'armée mais son maintien dépend dès lors de l'équilibre en son sein. 
Depuis la nomination du général Zahr Ed Din au poste de chef d'état-major, survenue à la veille du Congrès de Homs qui avait pour but d'empêcher l'éclatement de l'armée entre unionistes et séparatistes, la bourgeoisie traditionnelle s'est rendue compte du sens du renversement du rapport des forces en faveur de ses adversaires. C'est alors que reprend le mouvement de fuite et de transfert des capitaux vers l'extérieur et surtout vers le Liban voisin. 
Il est clair que l'issue du combat qui va décider de l'avenir du régime, dépend du résultat de l'affrontement des différentes fractions militaires liées aux différentes formations politiques des classes moyennes : nassérienne, baathiste, etc. 
Le coup d'Etat du 8 mars 1963, qui prend de vitesse un coup d'Etat nassérien en préparation, porte au pouvoir une poignée d'officiers organisés au sein du Comité militaire, en marge du Parti Baath. Ces officiers radicaux, antinassériens en premier lieu, sont en majorité, originaires des régions rurales périphériques caractérisées par un très vif esprit communautaire. En tant que « socialistes » enthousiastes et séparatistes ardents, ils jouent un rôle d'intermédiaire entre les deux courants qui déchirent la nation. Par leur phraséologie socialiste ils parviennent à neutraliser les couches inférieures des classes moyennes, nassériennes et unionistes, découragées par le manque d'initiative et l'absence d'une ligne et d'un programme clair de leur direction locale plutôt droitière. 
Par leur séparatisme déclaré, ils ont pu gagner la sympathie et le soutien de la grande bourgeoisie et de ses alliés aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur^. 
Dans un premier temps, le comité militaire cherche auprès du Parti Baath des assises civiles qui lui font défaut. Ce parti ne compte, à cette époque, qu'un très petit nombre de militants intellectuels restés fidèles à leurs idées alors que la majorité des adhérents choisit de rejoindre le nassérisme. Il pouvait cependant, en raison de son passé populiste et nationaliste apporter au nouveau régime une couverture civile lui permettant de passer à l'offensive. Sa première tâche était sans conteste la liquidation de l'unique force adverse au sein de l'armée : le nassérisme ; le combat s'est engagé aussi bien dans l'armée et l'appareil d'Etat que dans la rue, où de grandes manifestations populaires ont été écrasées à l'aide des chars, et plus tard, de la garde nationale, consti- tuée in extremis pour pallier la faiblesse de la nouvelle junte. Le grignotage de leurs positions politiques et militaires poussait les nassériens à riposter par des révoltes désespérées qui ont culminé avec l'opération sanglante montée en plein jour, le 18-4-1964, à Damas. La fin tragique de cet épisode a permis au régime d'entamer la liquidation systématique des opposants et de réorganiser l'armée et l'Etat. La lutte anti-nasserienne n'a pas seulement suscité le ralliement automatique de la réaction du côté du pouvoir, elle a coupé définitivement le nouveau régime d'une population en grande majorité unioniste et nasserienne.

L'aliénation des classes moyennes a privé le pouvoir de toute base sociale stable. Les conflits qui surviendront plus tard ne seront que l'expression des malai- ses ressentis par les différents éléments de l'équipe dirigeante en raison de cet isolement auquel ils étaient condamnés. Chacun cherchait, selon ses origines et ses anciennes relations, une issue possible. C'est alors que le régionalisme et le confessionalisme sont devenus le principal régulateur des luttes politiques intestines'. 
La guerre de « pacification » menée par le régime militaire baathiste contre la majorité unioniste n'a jamais pris réellement fin. L'hostilité de l'ensemble de la population, celle des villes en particulier, demeurait vive ; des centres urbains comme Hamat, Homs, Alep et Damas n'ont cessé de manifester leur insubordination ^°. 
Les mesures de nationalisation de 1964 et 1965 ont jeté la bourgeoisie dans l'opposition. Deux ans après le coup d'Etat, le pouvoir s'est montré incapable de sortir de son isolement et de nouer de nouveaux liens avec n'importe quelle classe sociale. 
C'est alors que la fraction civile, représentée par la direction nationale du Parti dite Qawmiyya, plus sensible à la dégradation des relations avec la population, a proposé une révision politique et économique : une ouverture politique vers les classes moyennes, un certain libéralisme économique à l'égard des commerçants et des hommes d'affaires ainsi qu'un réajustement de la politique arabe du régime. C'est le début du combat opposant l'aile militaire du régime, retranchée au sein de la direction régionale du Baath, à l'aile civile contrôlant la direction natio
nale panarabe. Le coup de force du 23 février 1966 a consacré la victoire des militaires, et donc de la ligne dure [plutôt que de gauche), et la liquidation de la direction nationale réfugiée plus tard en Irak. Derrière la victoire de cette aile, il faut voir sans doute les multiples pressions et conflits régionaux et confessionnels. Cet événement a été suivi, comme d'fiabitude, par une large épuration de l'armée et de l'adminis- tration et par une surenchère de plus en plus accentuée visant parti- culièrement la politique arabe du président Nasser. Notons que cela se passait deux ans avant le déclenchement de la guerre de 1967. Cette même guerre en se transformant en une défaite cuisante de la direction militaire et civile, ne pouvait que provoquer un sentiment d'humiliation national sans précédent, se traduisant par la montée de la contestation populaire, désormais attirée vers la Résistance Palestinienne. 
Mises à part les quelques mesures sociales et politiques prises par le régime (nationalisation, contrôle accru des changes, du commerce et du mouvement des capitaux et des hommes) le mouvement d'indus- trialisation et de développement est demeuré très faible. Les quelques projets entamés n'ont pas encore, à la veille de la guerre de 1967, donné leurs fruits. La réforme agraire, limitée à une lente distribution et à une parcellisation de la terre, a donné des résultats économiques négatifs ^^;dans l'ensemble l'agriculture syrienne piétine. L'équilibre économique fragile du pays se maintient cependant malgré le grand mouvement d'exode rural ; les prix du marché mondial avaient encore peu d'influence sur le système interne de prix, et l'évolution quantitative et qualitative du budget de consommation des couches bourgeoises ne faisait que commencer. 
Un an après la guerre de juin 1967, tous les grands problèmes du pays restent sans solution. L'attitude de plus en plus hostile de la population après la défaite rend plus difficile une ouverture politique éventuelle, et aggrave le fossé séparant le pouvoir de l'ensemble des forces et des classes sociales. La crise politique se développe et atteint l'équipe dirigeante elle-même, préparant le terrain à une nouvelle muta- tion. Pour un pouvoir isolé et opposé à l'ensemble de la population, la seule solution qui puisse maintenir une relative continuité du système est la division de l'équipe dirigeante ; elle donne l'apparence d'un changement, constituant à la fois une rupture avec le passé et un renouvellement de la situation présente. 
Le conflit au sein de l'équipe dirigeante oblige toutes les parties à fermer les yeux devant une défaite militaire ressentie profondément par la population. Les responsabilités sont dissimulées et les erreurs minimisées pour maintenir l'apparence d'unité d'un régime en déroute. En 1968, quand le général Assad, ministre de la Défense, commence à exercer des pressions sur ses camarades de l'équipe au pouvoir, le régime ne bénéficie d'aucun appui social ou extérieur. Toutes les conditions sont donc réunies pour entamer sa liquidation. 


LE REGIME ASSAD : LIBERALISME OU DICTATURE 
Ce n'est pas un hasard si le général Assad, l'un des grands respon- sables de la défaite de 1967 fut l'un des premiers à ressentir la crise du régime, la nécessité et l'urgence d'un changement qui devenait inévi- table après le refus de l'ancienne direction de reconnaître ses erreurs et de modifier sa ligne politique. Devant cette direction peu sensible au malaise national, au mécontentement croissant et au déséquilibre, créé par la défaite, Assad a exploité deux sentiments : 
1. L'honneur des officiers tenus pour responsables de la débâcle. La liquidation de la direction politique offrait à l'armée et à la classe 
bureaucratique une issue en rejetant sur le groupe Salah Jadid toute la responsabilité. Il suffit qu'Assad exprime quelques griefs contre l'équipe du général Jadid pour que la majorité des officiers se rangent de son côté. 
2. Le mécontentement de la population humiliée sur le plan national et férocement réprimée. De ce côté, Assad multiplie, dès 1968, et surtout 
en 1969, les appels à une mobilisation totale contre l'ennemi israélien, à un moment où la direction politique était incapable de prendre 
n'importe laquelle des initiatives. Quand Assad demandait l'augmen- tation du budget militaire, Jadid et Zuayin (premier ministre) ne 
faisaient que louer les projets de développement, l'industrialisation du pétrole et la construction du grand barrage d'EI-Furat ^^. 
La tentative d'ouverture en direction de la population a pris diverses formes et donné à l'initiative d'Assad un programme susceptible d'assurer, aux yeux de la classe dirigeante qui l'a suivi, la survie du régime. On peut résumer ce programme en trois slogans : limiter les effets désas-treux du confessionnalisme, prôner un certain libéralisme aussi bien politique qu'économique et appeler toutes les forces à participer à la vie politique. Dans son intervention au Congrès du Parti Baath en 1969 à Damas, Assad demande la formation de conseils locaux et la mise en œuvre d'un large front progressiste. En troisième lieu, il insiste sur l'ouverture à l'extérieur et sur la coopération avec les autres pays arabes en vue de contribuer à la formation d'un front commun contre Israël. Ce programme cherche à cristalliser l'ensemble des critiques explicites et implicites formulées par les différentes forces politiques et sociales du pays à l'égard du régime en place ^^. Ainsi, quand Assad décide de déclencher le mouvement de 1970, il suscite l'enthousiasme et obtient un soutien (prudent et mitigé) d'une population désespérée et d'une armée aspirant à récupérer sa dignité perdue. Le général Assad était donc prêt, en 1971, à se présenter à l'investiture suprême. A la suite du plébiscite du 17 novembre 1971, il devient président de la République, chef de l'armée, secrétaire général du Parti Baath. Même l'opposition misait sur sa modération pour sortir de l'impasse. 
Ce contexte politico-social, interne et externe, de la prise du pouvoir par Assad va en réalité déterminer tous les choix ultérieurs politiques et économiques du nouveau régime. Le pouvoir d'Assad, à rencontre de celui de l'ancienne équipe, repose dès le début sur des éléments de force et de choix contradictoires. Entre un programme politique affiché qui exige la refonte de l'ensemble de l'appareil d'Etat et de l'armée, et les intérêts très étroits de la minorité confessionnelle et bureaucratique, récemment constituée, et sur lesquels s'appuie le nou- veau pouvoir, Assad n'avait pas le choix. Refuser de reconnaître la contradiction d'une politique, qui voulait maintenir les mêmes intérêts de la minorité gouvernante tout en cherchant à nouer et consolider des alliances avec les autres forces, ne pouvait conduire qu'à une pratique de mystification et à une politique à double face. De cette pratique et de cette politique Assad fera une carrière qui conduira plus tard à ces alliances et renversements d'alliances qui illustrent en 1975 la guerre libanaise. 
Tout en défendant les anciens privilèges, Assad essaie d'associer de nouveaux éléments à son entreprise. La distribution des bénéfices au profit de quelques parvenus des classes moyennes de la grande majorité sunnite, mise de plus en plus à l'écart de la vie politique et sociale, n'a pu cacher les intérêts principaux qui soutiennent le pouvoir, tandis que le Front National progressiste, groupant quelques organisations politiques, n'a pu dissimuler le monopole du pouvoir qu'exerce le groupe dirigeant baathiste-militaire et confessionnel. 
C'est au moyen du rapprochement arabe et des préparations de la guerre de 1973 que le régime a été capable de se maintenir et d'empê- cher son éclatement. Mais cette même situation explosive rendait indispensable et urgente une « victoire » militaire à l'extérieur. Le rap- prochement entre Sadat et Assad répondait au besoin de leurs régimes de surmonter des contradictions internes devenues explosives quelques ans après la défaite de 1967.
L'ouverture opérée en direction de la bourgeoisie traditionnelle, commerçante et foncière, a orienté le régime vers un libéralisme écono- mique calculé. Assad a pu, là encore, renforcer sa position d'arbitre en essayant de maintenir un certain équilibre entre cette bourgeoisie traditionnelle et la nouvelle bourgeoisie militaire, bureaucratique et technocratique affairiste. 
Les deux classes traditionnelles, la grande et la moyenne bourgeoisie des villes, misaient effectivement sur Assad ; la première espérait une grande libéralisation du système contre la mainmise de la nouvelle bourgeoisie tandis que la deuxième pensait profiter de sa timide entrée dans le système pour renverser le rapport de force de l'intérieur en sa faveur et améliorer sa position au sein de l'Etat et de l'armée face aux couches montantes de la bourgeoisie alaouite monopolisant l'ensemble des postes de commande. 
Il était évident que cet équilibre sur lequel se fondait le régime ne pouvait être maintenu que si Assad acceptait de respecter son rôle d'arbitre et sa neutralité dans les conflits profonds qui opposaient et déchiraient les différentes composantes hiérarchiques, régionales et confessionnelles de la bourgeoisie syrienne. Cependant, cette même position d'arbitre qui faisait du pouvoir d'Assad un pouvoir absolu le rendait très vulnérable. L'équilibre, dans la lutte acharnée des groupes d'intérêts, était menacé par la grande montée des classes moyennes citadines jusqu'alors écartées. L'amorce d'une ouverture politique leur a donné beaucoup d'espoir et les a encouragées à œuvrer pour reconquérir la position qui devait leur revenir. C'est ce qui explique le déve-loppement rapide depuis 1973 des révoltes dans les villages d'AIep, Hamat, Homs et Lattaquié. Assad, qui a voulu faire l'unité des classes sociales et des couches opposées de la bourgeoisie syrienne autour de lui, a été annené à accentuer le caractère ambigu de sa politique : 
gagner la sympathie des classes moyennes citadines et sunnites sans s'aliéner la classe moyenne des sectes minoritaires sur laquelle s'est 
fondé le système depuis 1963, et qui seule peut garantir l'homogénéité relative de l'appareil de répression. L'ouverture en direction de la grande bourgeoisie avec le libéralisme économique qui l'a accompagné, a entraîné l'effondrement des revenus des masses populaires et même des couches moyennes. 
En effet, la politique de libéralisme économique ne peut s'affirmer qu'avec, comme corollaire, une dictature politique s'exerçant contre la grande majorité de la population qui voit son niveau de vie se dégrader, en raison de l'impact de l'inflation mondiale sur une économie restée 
jusqu'en 1970 relativement très fermée. Le rapport entre les salaires et les prix ne cesse de se détériorer. Mais le dirigisme économique qui n'est que la politique visant à préserver les intérêts en place nécessite, pour être accepté, un libéralisme politique ménageant et l'opposition de la grande beourgeoisie et celle des classes moyennes, sans parler des répercussions sur l'équilibre intérieur, de l'alliance nouvelle tant avec les conservateurs arabes, en Arabie et ailleurs, qu'avec les Occidentaux. 
La guerre de 1975 est venue juste à temps pour rétablir, en quelque sorte, un équilibre socio-politique rompu. Depuis le début de 1973, le régime s'est rendu compte de l'impossibilité de maintenir l'unité de ses assises sociales ; pour surmonter l'éclatement, il a fallu utiliser la force dans la majeure partie des villes syriennes. Le Front national que le pouvoir s'est efforcé de mettre sur pied s'est avéré, pour l'ensemble des forces politiques et sociales, comme une simple manœuvre visant à diviser l'opposition. Seuls quelques groupes politiques dépourvus de toute implantation populaire, coupés et dépassés par la vie politique ont accepté de participer à un front dont la plate-forme interdit à ses membres toute activité politique au sein de l'armée, de l'administration et du milieu étudiant. D'ailleurs leur statut n'a jamais été véritablement légalisé. Le Parti Baath est seul habilité à exercer une activité politique ouverte, diriger l'Etat et le Front et désigner le candidat à la présidence de la République qui, à son tour, a les pleins pouvoirs. 
Le libéralisme prôné, au lieu de favoriser le développement d'un secteur privé dynamique et productif, a caché au contraire le retour en force des intérêts locaux et occidentaux traditionnels. Le pays s'est ainsi trouvé soumis à une forte expansion du secteur du commerce extérieur comme au développement des activités parasitaires liées à l'augmentation rapide et à la diversification de la consommation des classes favorisées ; ses distorsions traditionnelles, propres à une éco-nomie retardataire et sous-développée, se sont trouvées accentuées. 


L EVOLUTION DU REGIME APRES LA GUERRE DE 1973 
Le chantage à la guerre a constitué un moyen efficace de pression sur les masses, aidant à la consolidation du pouvoir et à l'étouffement des révoltes de l'avant-guerre. Cependant l'arme est à double tranchant. La combativité des soldats et des officiers syriens dans la bataille sur le Golan, le soutien moral et matériel de l'ensemble de la population à l'effort de guerre avaient pour but, non seulement la destruction d'un appareil d'oppression extérieur qui est l'armée israélienne, mais aussi la suppression d'un réseau de relations de répression se nouant autour du régime lui-même. La guerre a constitué, avec la surenchère patrio- tique, un terrain de combat politique et de compétition où les masses populaires espéraient renforcer, par leur dévouement et par une éven- tuelle victoire leur position vis-à-vis de la bureaucratie militaire et lui imposer des concessions politiques majeures. Cet élan populaire dans la guerre intrigua les classes dirigeantes arabes et les pressa d'arrêter les combats avant qu'il fût trop tard. La continuation de la bataille n'allait pas seulement mettre à jour leurs défauts, leurs négligences et leur manque de courage, elle risquait aussi de mettre à l'épreuve la sincérité de leur engagement et la validité de leur direction. Elle pouvait créer une dynamique de libéralisation politique et exiger de plus en plus la mise en cause de privilèges économiques et politiques fragiles. 
Par l'annonce de l'arrêt des combats et de la fin de la guerre natio-nale « victorieuse » ouvrant la voie à un compromis de paix « juste », le gouvernement annonce en fait le début de la guerre civile. Une fois disparue la mobilisation nationale contre Israël, la réalité d'un pouvoir qui pratique la discrimination confessionnelle et l'absence du moindre consensus politique se manifestent ; les conflits sociaux de diverses natures, dont l'expression avait été longtemps réprimée, éclatent en plein jour. Aux différentes formes d'oppression et de censure déjà pratiquées s'ajoutent de nouveaux mécanismes de contrôle et de mono-pole du pouvoir en vue de réduire toute possibilité de résistance. La bataille de la paix exige, elle aussi, un semblant d'unité autour du président et ne permet pas la manifestation des désaccords. 
C'est après la fin de la guerre de 1973 que commencent à proliférer les réseaux parallèles de services de renseignement, les milices et les gardes prétoriennes. Rassemblant plus de 50 000 hommes, recrutées dans la communauté même du général Assad et commandées par le frère du président, ces gardes évoluent rapidement en nombre et en armement pour devenir une véritable armée personnelle. Appelées « brigades de défense de la révolution » elles ont pour tâche principale et unique de prévenir et étouffer toute contestation, révolte ou coup d'Etat éventuel. Ces forces stationnées aux environs des centres urbains ont commencé à pratiquer, dès la fin de la guerre, une action systématique d'intimidation et de terreur provoquant elles-mêmes des incidents. A Hamat, Homs, Damas et El-Jezira des affrontements sangiants, soldés par des dizaines de morts ont opposé en 1975 les milices du régime à la population. L'on revient ainsi rapidement à la période d'avant-guerre. 
Cependant, la recherche par le président syrien d'un compromis avec Israël n'était pas facilitée par la politique expantionniste et chauvine du sionisme. Deux ans après la guerre, Assad reste incapable de confirmer sa « victoire » militaire. Son régime perd la confiance de la bourgeoisie et s'enfonce dans la répression ; tous les éléments d'un équilibre fragile s'effondrent. Ainsi la marche vers la « paix » devient plus difficile, et le régime se trouve effectivement dans une impasse. 
L'ouverture en direction des classes moyennes, dont le Front national constitue l'incarnation, ayant échoué, on voit alors s'affirmer la nouvelle alliance de classes, amorcée dès le début de 1970 qui, tout en permet-tant au régime de maintenir sa force de répression et les intérêts étroits d'une couche de privilégiés, lui donne la possibilité de dialoguer libre-ment avec l'Amérique et les pays arabes producteurs de pétrole. Cette alliance entre la nouvelle bourgeoisie affairiste d'Etat et la grande bourgeoisie traditionnelle commerçante et foncière se consolide après la guerre de 1973. Ainsi s'accomplit l'unité sacrée de la classe militaire et de celle des affaires autour du président de la République qui apparaît comme un chef de bande dont le pouvoir donne à la Syrie l'allure d'un pays conquis. 
La corruption de l'administration, la spéculation foncière, les sur- profits du commerce, la vente, par les responsables suprêmes, d'autorisations d'importation ou d'exportation, les commissions prélevées par des ministres sur les marchés publics ne sont plus des faits passagers reflétant la mauvaise gestion des affaires du pays mais constituent la base même de la formation d'une nouvelle bourgeoisie et les mécanismes de sa propre reproduction. 
De hauts dignitaires du régime donnent l'exemple, ministres, officiers et cadres supérieurs se partagent tous les marchés publics, défendent et dirigent les réseaux de trafic régional tout en se servant des équi- pements militaires pour leurs propres projets économiques ^''. 
La fascisation du régime se fait au fur et à mesure de la consoli-dation de l'alliance entre la nouvelle classe et la bourgeoisie traditionnelle jetant dans la misère économique et morale les masses déshéri- tées. Cette fascisation avance à pas de géant avec le soutien étranger, arabe en particulier, apporté à l'alliance. La transformation des moyens d'information en un appareil gouvernemental d'intoxication et de mysti- fication a pour but de dissimuler une répression devenue insupportable. La politique à double face que le pouvoir pratique dans les affaires extérieures est étendue aux problèmes intérieurs : maintenant une façade progressiste, le régime poursuit la politique la plus antipopulaire qui soit '5. 
L'opposition et la résistance ne peuvent évidemment pas, dans ces conditions, s'organiser et s'exprimer politiquement. Leurs révoltes spontanées prennent l'allure d'insurrections étouffées dans le sang qui couvrent d'ailleurs toute l'histoire du règne du Baath en Syrie. Des attentats contre des éléments des services généraux, des affrontements sanglants avec les milices du régime et des émeutes d'apparence confessionnelle contre les éléments minoritaires sur lesquels s'appuie le pouvoir n'ont en réalité jamais cessé. C'est là aussi que résident les limites du soulèvement populaire. Le sortir de cette impasse ne peut être un travail de quelques mois ou de quelques années, mais un combat de longue haleine mené à l'intérieur du mouvement populaire parallè-lement à la lutte contre le régime fascisant. 
Cette analyse de l'évolution du régime syrien met en relief les conditions historiques, politiques et sociales qui ont précédé et préparé la guerre civile. Celle-ci, commencée par une insurrection urbaine à Alep et à Hamat au mois de mars 1980 tend à se généraliser et couvrir l'ensemble du territoire.
Dans ces conditions l'aventure libanaise qui continue depuis 1975,loin d'aider le régime à sortir de l'impasse, le plonge dans ce qu'un journaliste français a appelé « le bourbier libanais » ^^, ajoutant un nouveau facteur de désintégration du pouvoir d'Etat et de l'autorité. 
Toutes les conditions d'un éclatement politique et social sont ainsi réunies à la fin de la guerre civile libanaise ; elles sont mûres pour le commencement d'actions de guérilla urbaine : effondrement du revenu des classes populaires et d'une grande majorité des classes moyennes,corruption administrative, économique et financière qui accélère le renchérissement des prix jusqu'à 100 % l'an pour certains produits fondamentaux, exacerbation des conflits sociaux liée à l'aggravation de la politique de discrimination confessionnelle devenue systématique et officialisée, enfin, l'évolution des méthodes de répression et de torture selon le modèle de la Savak et violation quotidienne des droits élémen- taires de liberté individuelle et de liberté religieuse. Le second élément nécessaire à toute guerre, l'organisation militaire qui décide d'ouvrir les hostilités contre le régime, sera fourni par l'ancienne confrérie religieuse des frères musulmans qui se transforme de ce fait même en un mouvement populaire d'opposition politico-militaire et entraîne pro-gressivement dans son sillage la jeunesse la plus désespérée des classes moyenne. La confrérie reste cependant marquée par une expérience politique négative due à des dizaines d'années de vie illégale ou souterraine. 
Portée au devant d'une lutte politique et sociale généralisée et profondément libertaire, cette organisation qui cherche encore plus à se servir de la contestation pour souligner l'actualité de son programme politique islamique que pour développer les instruments politique et idéologique nécessaire au succès du mouvement, attire moins en raison de son idéal religieux que de l'action concrète et courageuse menée face aux forces de la répression. C'est d'ailleurs sur ce même plan militaire que le régime affronte l'opposition religieuse dont il peut très bien s'accomoder. 
Le mouvement islamique n'est pas le seul mouvement d'opposition organisée bien qu'il soit actuellement le seul armé. Des partis de gauche tels que le parti communiste (Bagdach exclu), le Baath du 23 février, l'Union socialiste arabe, le Parti socialiste de M. Akram Hourani, le Parti révolutionnaire des travailleurs contribuent activement à l'action antigouvernementale. La droite syrienne reste hésitante et divisée. 
A Alep et d'une manière générale dans tout le Nord syrien les commer-çants et les milieux d'affaires soutiennent la guérilla urbaine aspirant à un meilleur partage des bénéfices avec la bourgeoisie alaouite montante qui s'adjuge la part du lion dans le budget de l'Etat et dans le financement des investissements. A Damas où l'injection de pétrodollars est de loin plus intense, la situation reste plus calme. 
Sans doute la guérilla musulmane représente-t-elle l'explosif qui, minant le pouvoir en place, contribue à la cristallisation de forces sociales naguère désunies ou disséminées. Ainsi, une force politique puissante, nationaliste et libérale, naît du combat au sein de l'ordre des avocats, au cours de celui des ingénieurs ou des médecins. 
En effet l'ordre des avocats déclenche à plusieurs reprises la grève contre les mesures de répression et la torture. Il publie le 22 juin 1980 les résolutions de son assemblée générale qui exige « la levée immédiate  de l'état d'urgence en vigueur dans le pays depuis le décret militaire N° 2 du 8 mars 1963, la suppression de toutes les juridictions d'exception sous quelque appellation que ce soit, la cessation, de la part des organismes d'Etat, de tout comportement illégal, l'interdiction de toute forme d'oppression et de torture, contraire au respect de la dignité de 
l'homme, la libération des prisonniers d'opinion ou du moins leur  comparution devant une juridiction de droit commun où leur droit à la défense serait respecté... ». 
Tel est le programme démocratique qui mobilise, sur un objectif  donc partiel, la majorité écrasante de la population et l'unifie. Déjà le monde ouvrier avait rejeté la tutelle du gouvernement et du parti au pouvoir lorsque, le mois précédent il avait voté massivement pour les partis de l'opposition. 
La convergence des actions des syndicats entraînés par l'ordre des avocats, des commerçants et des souks en général puis de la guérilla islamique puissamment implantés dans les quartiers populaires aboutit au mouvement insurrectionnel du 8 mars et au déclenchement effectif de la guerre civile. Par ordre du général Assad l'armée investit les villes et se charge 15 jours durant de la poursuite et de la liquidation collective des opposants. Plusieurs journaux occidentaux de l'époque  ont publié des témoignages émouvants sur l'atrocité des vengeances des troupes d'Assad et, particulièrement, de celles de son frère Rif'at. 
Peu touchée par des mesures arbitraires la guérilla islamique continue à s'attaquer aux forces de répression et aux services de renseignement, multiplie ses opérations et étend son influence. 
Parallèlement aux mesures militaires, le général Assad demande et obtient du Parlement syrien (nommé pour moitié par le parti au pouvoir) de voter une loi punissant de mort toute personne appartenant (ou susceptible d'appartenir) à l'organisation des frères musulmans (vote du 7 juillet 1980). Déjà le 9 avril le président de la République avait demandé à son premier ministre Al-kasm de procéder par décret à la dissolution des ordres des avocats, des ingénieurs et des médecins, dont les dirigeants sont alors arrêtés, torturés ou simplement assassinés. Quant  aux commerçants, le régime s'efforce de les gagner en augmentant les crédits d'importation et les marges bénéficiaires. 
Cependant, les forces militaires occupent toujours les villes, les opérations de guérilla se multiplient malgré la loi votée, un dispositif  de sécurité impressionnant est mis en œuvre sur l'ensemble du territoire national. La commission internationale des juristes (C.I.J.), ainsi que d'autres organisations internationales, parlent d'innombrables cas de jugement à huis clos par la Cour de sijreté de l'Etat, d'exécutions sommaires et collectives et de liquidations systématiques dans les prisons syriennes. 


OU VA LA SYRIE ? 
Quelle est la nature du pouvoir actuel, comment sont articulés les  différents pouvoirs, politiques économiques et culturels et les réseaux d'autorité en Syrie ? Les réponses proposées par les analystes sont souvent contradictoires. Certains y voient la marque d'un pouvoir militaire ^^, d'autres y observent la domination d'une minorité confessionnelle qui, opprimée dans le passé, chercherait aujourd'hui à se venger de la majorité sunnite ^^, alors qu'une troisième catégorie met en relief la direction du parti Baath ^'. 
Il est certain que l'armée, comme d'ailleurs le parti, joue un rôle parfois déterminant dans le maintien du régime. L'une et l'autre sont, sans doute, avec le tribalisme, les trois piliers du pouvoir, malgré la contradiction apparente entre les idéologies qui les animent. Pourtant le régime ne saurait être confondu avec ces trois appareils de domi- nation. Le problème de la nature d'un régime réfère, en effet, aux intérêts de classes, couches ou catégories sociales, qui sont dominants et peuvent très bien se manifester dans l'armée, l'administration ou la confession ou se faire représenter par elles. 
La structure sociale, le rôle politique et l'importance même de ces trois piliers du régime se sont largement modifiés au cours des deux dernières décennies, en fonction des conflits sociaux qui ont accompagné l'ascension d'une nouvelle alliance de classes, et la formation au sein de la classe au pouvoir d'une nouvelle élite. 
Qn a assisté depuis 1963, en dépit d'une idéologie socialisante doublée d'une idéologie communautaire tribaliste, à la constitution au niveau de l'armée et de l'administration, mais aussi du secteur du commerce et des services, d'une nouvelle élite paysanne et commu- nautaire en remplacement de l'ancienne élite politique et administrative, et, partiellement, économique, commerciale et industrielle, d'origine urbaine et d'inspiration libérale, née sous le Mandat français. La nouvelle élite est elle-même le produit de la décolonisation, de l'indépendance politique et du développement qui en a résulté dans l'industrie, l'agri- culture, l'enseignement, la santé, l'armée, l'administration, etc. 
La substitution d'une élite à une autre apparaît comme un nouveau partage des richesses nationales, mais sur le plan des rapports entre élite et population cette substitution reprend à la lettre l'ancien schéma de développement de l'Etat syrien. Le changement dans les mécanismes et le fonctionnement du système si l'on exclut le renforcement du contrôle étatique sur l'ensemble des activités sociales est donc minime. 
Depuis sa fondation, l'Etat syrien évolue en effet dans une direction dangereuse qui ne peut que miner les bases mêmes de son existence. Il pratique constamment la politique de l'exclusion : ceux qui sont au pouvoir cherchent pour y rester, à rejeter par tous les moyens hors du système tout le reste de la population. Ainsi les générations nouvelles de l'élite trouvent toutes les portes fermées devant elles. C'était auparavant par l'intermédiaire d'un système politique pluraliste que la domination exclusive des tenants du pouvoir s'affirmait, par suite de l'identification du parti installé au pouvoir avec l'Etat, alors que, désor- mais, c'est l'interdiction formelle et franche de toute opposition qui assure la confusion de la classe dirigeante avec l'Etat. 
En l'absence de consensus politique, seule la force est susceptible d'affirmer une autorité exclusive mais contestée ^o. Avant même que l'armée soit pour la nouvelle élite la source de pouvoir, son rôle depuis d'indépendance n'a cessé de se renforcer, palliant l'affaiblissement de l'autorité, dû au retrait des forces d'occupation. Ainsi, entre 1946 et 1958, elle constitue le pilier principal des régimes politiques à vocation libérale, issus tous d'ailleurs des coups d'Etat militaires. Après 1963 continue de jouer le même rôle mais, vues les multiples transformations qui l'ont affectée dans sa structure générale comme dans la composition sociale de son personnel, son action au profit des élites nouvelles est de plus en plus affirmée. 
Ce système fondé sur la domination d'une minorité sociale s'assimi-lant à l'Etat engendre, avant comme après 1958, le même genre de structure du pouvoir : autorité basée sur la force (militaire), organisation politique totalitaire qui exclut toute opposition en principe ou en pra-tique, et, enfin, tendance générale à la limitation progressive du cercle du pouvoir jusqu'à l'affirmation du seul pouvoir personnel. 
Cet Etat est le résultat d'un même schéma de division sociale du travail qui n'a pas changé, mais, au contraire, s'est affermi depuis l'avènement de la « modernité » dans les pays du tiers-monde. Ce schéma dominé par l'idéologie du progrès et du rattapage de l'Occident avancé, exige que le développement se fasse par et à travers la forma- tion d'une élite moderne, bureaucratique et technocratique, capable de remplir le rôle d'intermédiaire entre la sphère du progrès (l'Occident) et celle du retard (l'Orient), car seule une telle élite est à même de reproduire les conditions d'une accumulation rapide des sciences, des capitaux, des techniques et des expériences nécessaires au dévelop-pement. La nation tout entière devrait ainsi se mettre au service de la création et de la formation de cette élite, c'est-à-dire d'un Etat-classe conscient de sa supériorité et se posant comme instrument du développement et du progrès. 
Le nouveau régime syrien issu du coup d'Etat de 1970 n'a fait, en assimilant minorité sociale et minorité confessionnelle et communautaire, que répondre à, et suivre jusqu'au bout, la logique même du système. Le régime actuel amplifie en fait toutes les tendances négatives qui ont accompagné la naissance de l'Etat syrien. Davantage, la confusion entre l'Etat et une communauté religieuse ou, d'une manière générale, idéologique détruit toute base objective qui permette à une commu- nauté nationale et politique de se reconnaître dans son Etat et de pouvoir s'y identifier. C'est donc la légitimité du pouvoir qui se trouve atteinte. 
La rupture entre Etat et société se double dans le régime actuel d'une deuxième rupture entre pouvoir et communauté ; par là même est mise en cause la dialectique interne du système : l'interdiction du libre accès par les différentes fractions de l'élite syrienne à l'Etat et à ses multiples appareils. C'est pourquoi d'ailleurs le coup d'Etat apparaît difficile. En réalité la lutte entre les différentes fractions de l'élite anime la vie politique syrienne et pousse, à travers les partis, les éléments les plus actifs à chercher le soutien et l'appui des classes populaires. 
Ce qui est mis en question à l'heure actuelle dépasse le régime politique même pour atteindre le système dans son ensemble ; la crise est en conséquence plus générale et plus durable. Elle explique d'ailleurs l'incapacité des partis politiques à promouvoir une opposition cohérente  et efficace. Les mouvements de contestation les plus crédibles appa- raissent en marge du système, dans les villes et les quartiers populaires d'une part, et sur la base d'une idéologie religieuse restée très longtemps marginalisée ou exclue par l'idéologie moderniste dominante. 
La situation est donc pour le moment bloquée ; elle l'est depuis 1976 ; la conversion des élites rejetées par le pouvoir actuel reste lente et difficile, alors que la contestation populaire revêt de plus en plus la forme d'une insurrection générale suivie d'une répression sanglante à laquelle les instances de l'Etat sont relativement insensibles. Un chan-gement réel dans les rapports de force intérieurs suppose, semble-t-il, la rencontre entre l'opposition religieuse et l'opposition des élites laïcisées. Pour qu'une telle alliance puisse se réaliser, une nouvelle conception du pouvoir, de l'Etat, du développement et du gouvernement doit s'élaborer dans les années à venir même si le régime Assad devait 
sombrer rapidement ; pour cela doit s'établir un nouveau rapport de force entre l'élite politique dans son ensemble et les masses déshéritées. 
Dans le cas contraire, la décomposition de l'Etat et de la société, des idéologies et des partis politiques continuera ; cette décomposition 
contribuera à libérer une partie de l'élite politique de la tutelle des conceptions et des réseaux de pouvoir qui l'empêchent aujourd'hui de rejoindre le mouvement populaire ; d'autant qu'elle risque de renforcer le soutien qu'apporte l'étranger, et l'Occident en particulier, aux régimes du Proche-Orient parce que le maintien de la stabilité dans cette région est une composante majeure de la politique mondiale au moment où l'approvisionnement en pétrole est une préoccupation première de l'Europe et des Etats-Unis. On peut d'ailleurs dire que ce soutien est, aujourd'hui, l'atout principal sinon unique du régime syrien. 


NOTES 
1. Plusieurs auteurs l'ont d'ailleurs constaté. Ainsi Michael H. Van Dusen écrit: "The many truncations of Syria since the turn of the century have stifled the develop- ment of any cohesive or deniable loyalty to a Syrian Nation State. The effects of these border changes on national integration may still be seen : on the one hand, borders are only technically respected and arab identity is such stranger than Syrian identity; 
on the other, the lack of any middle ground loyalty has meant that local political struggles have been projected to the national political arena, and, indead, have dominated national politics". Political integration and regionalism in Syria The Middle East Journal, vol. 26, n° 2. 1972, pp. 125-126. 
2. Voir Ghalioun, Burham, Etat et lutte des classes en Syrie, 1945-1970, Bibliothèque  des langues et de civilisation orientales, Paris 1974. 
3. Voir, Patrick Seal, The Struggle for Syria, A Study of Post-War Arab Politics, 1945- 1958, London, 1965. 
4. La thèse sociologique vulgaire, très répandue dans la littérature arabe nationa- liste, sur la nécessité de dépasser, à l'aide d'une conscience nationale moderne, la mosaïque ethnico-religieuse de la société syrienne est reprise par N. Van Dam pour analyser la lutte pour le pouvoir en Syrie moderne. Voir N. Van Dam, The struggle for power in Syria, Billing and Guildford, London Worcester, 1979. En effet cette mosaï- que est exagérée et aucune nation n'est constituée d'une seule communauté ethnico- religieuse. La mise en valeur politique de ces formes de solidarité et de « coopération » 
résulte de l'effondrement de l'Etat comme fondement du politique, c'est-à-dire comme générateur d'un consensus social. Réduit à une force de domination « extérieure » il ne peut qu'engendrer, ailleurs, c'est-à-dire dans les formes d'organisation sociales commu- nautaires existant avant lui ou malgré lui, un politique spécifique ou un anti-politique ; voir B. Ghalioun, Al Massalah at-taifiyh wa mushkilat al aqaliyyat, Dar At-talia', Beyrouth, 1979, où l'auteur développe cette thèse. 
5. Sur ces luttes dans l'armée jusqu'à la proclamation de l'Union Syro-Egyptienne, voir par exemple, Be'eri, E., Army Officers in Arab Politics and Society, N.Y. and London, 1970. Torrey Gordon, H., Syrian politics and the Military 1945-1958, Columbus, Ohio, 1964. 
Vernier, Bernard, Armée et Politique au Moyen-Orient, Paris 1966, et Le rôle politique de l'armée en Syrie, Politique Etrangère, XXIX, 1965. Enfin, Carlton, Alfred, The Syrian 
Coups d'Etat of 1949 The Middle East Journal, vol. 4, n° 1, January 1950. 
En ce qui concerne la période de l'Union et celle d'après, on peut se référer à : 
Al-Azm, Khaled, Mudhakkirat Khaled al-Azm, Beyrouth, 1973. Al-Jundi, Sami, Al-Ba'th, 
Beyrouth, 1969. Al-Razzaz, Munif, Al-Tajribah el-murrah, Beyrouth, 1960. Safadi, Muta', 
Hizb el-Ba'th, Ma'assat al-mawled Ma'assat el-Nihayah, Beyrouth 1964. Umran, Muhammad, 
Tajribati fi el-Thawrah, Beyrouth, 1970. Zhar ed-din, Abd el-Karim, Mudhakkirati 'an 
fatrat el-infissal fi Suriyah ma bayn 28 aylul 1961 wa 8 athar 1963, Beyrouth, 1968. 
6. Sur la montée de cette élite paysanne, voir. Van Duzen, M. H., Political Integration and Regionalism in Syria, M.E.J, op. cit. 
7. Des analyses plus étendues sur ce sujet dans, Bayan min ajl Ed-dimuqratiyah, Beyrouth, 1978. 
8. Voir supra, note n° 1. 
9. Pour plus de détails sur ces conflits, outre les œuvres citées, voir Van Dan, N., Sectarian and Regional factionalism in Syrian Political Elite, M.E.J. , vol. 32, n° 2, 1978. 
Devlin John, F., The Ba'th Part, A History from its Origins to 1966, Staford, California, 
1976. Hurewitz, J.C, Middle East Politics: The Military Dimension, N.Y., Washington, 
London, 1969: et enfin, Kerr Malcolm, The Arab Cold War 1958-1967, a Study of Ideology in Politics, London. 1967. 
10. Des soulèvements, suivis d'une intervention massive des forces armées contre la population dans un ou plusieurs centres urbains, caractérisent en effet tout le règne du Ba'th syrien depuis qu'il a pris le pouvoir : en 1964. 67, 73, 78 et 1980. Voir pour les tous derniers événements plusieurs articles dans, the Financial Times, n° 19/2, 12/3, 
18/3 et 19/3/1980, ainsi que dans, The Economiste, n° 22/3 et 26/3/1980. 
11. Voir à ce sujet, Robert Springborg, New Patterns of Agrarian Reform in the Middle East and North Africa, M.E.J., vol. 31, 1977. 
12. Van Dan, N., The struggle for Syria, op. cit. p. 83. 
13. Ce programme a été évidemment ignoré, sinon contredit plus tard. 
14. Plusieurs journaux étrangers ont publié à temps des comptes rendus sur cette situation. Citons pour l'exemple un paragraphe de la lettre du correspondant de Le Monde, 16-1-80, à Beyrouth qui constate que « les affaires de corruption ont occupé le premier plan de l'actualité au 7® congrès du Parti Ba'th (22 décembre - 8 janvier). 
Le commandant Rifa't El-Assad, frère du président, a eu l'habilité de s'y présenter en accusateur et en justicier ». Le même thème est repris plus tard dans un editorial : 
« En fait, usé par dix années d'un pouvoir solitaire et arbitraire, le régime du parti Ba'th a perdu la confiance du peuple syrien. La corruption, le népotisme, l'enrichissement illicite, les atteintes aux libertés qui ont marqué son règne, ont dangereusement isolé les dirigeants syriens ». Le Monde, 13-3-1980. 
15. L'armée syrienne est entrée, selon les communiqués officiels, pour protéger et défendre la résistance palestinienne au Liban. Cette position n'a pas dû changer même durant le bombardement de Tal El-Za'tar. Voir par exemple, Palazzoli, Claude. La Syrie, 
le rêve et la rupture, Le Sycomore. Paris 1977. 
16. Voir. Rouleau. Eric. La Syrie dans le bourbier libanais. Le Monde, 4 juin 1976. 
17. C'est notamment la position des intellectuels de gauche qui. pour ne pas reconnaître l'échec du programme politique du mouvement « progressiste » traditionnel, cherchent à rejeter sur les militaires la responsabilité de la situation actuelle. Ce qui leur permet de persister dans la même voie. 
18. Voir par exemple. Van Dam, op. cit., et la littérature arabe, dans ce domaine encore plus riche. 
19. Ce parti a subi en fait depuis sa constitution en 1947, puis surtout à partir de 1963 et 1970 des modifications et des transformations décisives. Il est maintenant complètement manipulé par le pouvoir, et ne joue qu'un rôle secondaire d'appareil de propagande ; il n'a pour tâche que de reproduire et perpétuer l'idéologie « progressiste » nécessaire à la dissimulation des vrais intérêts des groupes dominants. 
20. Par exemple l'article de, Maler, Paul, La société syrienne contre son Etat, 
Le Monde Diplomatique, mars, 1980.