Situation régionale, Accords de Wye River, un horizon alarmant

1998-11-13 :: revue d'etude palestinienne

 

Monique Chemillier-Gendreau, Burhan Ghalioun, Elias Sanbar, Farouk Mardam-Bey

 

 

Farouk Mardam-BEY: Partons de la nouvelle crise irako-américaine. L'Irak vit aujourd'hui, une fois de plus, sous la menace d'une agression militaire américaine, et cela risque d'avoir des conséquences extrêmement graves sur toutes les forces en présence au Proche-Orient. Il faut insister d'abord sur cette donnée, capitale, à savoir que si nous en sommes là, sept ans après la guerre du Golfe, c'est que les Etats-Unis n'ont trouvé d'autre solution, dans l'imbroglio régional, quede maintenirle statu quo en Irak . C'est-à-dire qu'ils ont accepté, d'une part, la pérennité du pouvoir baassiste, élément

essentiel à leurs yeux de l'équilibre régional du fait notamment du problème kurde, mais ils ont aussi, d'autre part, travaillé sans relâche pour empêcher l'Irak d'exister de nouveau comme Etat souverain, et les Irakiens de vivre comme un peuple« normal». D'où la  prolongation régulière d'un embargo inhumain, proprement insupportable, qui porte en fait sur des milliers et des milliers de produits anodins, tels que les fournitures scolaires, les vêtements, les livres et les magazines, les appareils de cuisine, les jouets, les dentifrices et les shampooings, et même les balles de tennis. Insupportable, l'embargo l'est aussi par l'acharnement des inspecteurs de l'Unscom, qui, on l'a bien vu, se permettent de fournir des renseignements à Israël sans que les Etats-Unis, ou les Nations unies s'en émeuvent. Si j'en parle ici, c'est que les médias populaires, y compris en France, mobilisent l'opinion contre l'Irak, occultant la souffrance de la population, le comportement déloyal de l'Unscom et la main mise des Américains sur l'ONU. On est même allé, à la télévision, jusqu'à nous resservir les images d'Israéliens angoissés, en train de se procurer des masques à gaz pour se protéger alliances ont été nouées entre divers mouvements kurdes et certains proches du pouvoir. La Syrie a accueilli le Parti des travailleurs d'Ocallan, a permis qu'il s'installe au Liban et que ses commandos armés s'y entraînent. Cela constitue un atout face à la Turquie, qui refuse d'ouvrir le dossier de l'eau. Les Turcs ont mis en chantier l'important barrage Ataturk, qui compromet les intérêts syriens. Et tout cela s'est évidemment fait au mépris, sinon du droit international, du moins des nécessaires relations de bon voisinage.

La nouvelle configuration dans le nord irakien - d'un côté l'accord entre Talbani et Barzani, et de l'autre la présence du PKK dans la zone dite protégée malgré les interventions militaires turques particulièrement brutales a donc amené le gouvernement turc à exercer une très sévère pression sur la Syrie afin d'en finir une fois pour toutes avec Ocallan. L'alliance turquo-israélienne, perçue par la Syrie, à juste titre, comme une menace directe pour sa sécurité, a permis aux militaires turcs d'avoir gain de cause. Cependant, si la Syrie a accepté, grosso modo, les conditions turques, Assad a réussi à créer de nouvelles difficultés aux Turcs, car un Ocallan en Turquie n'est pas moins dangereux pour eux, et ils ne pourront pas menacer la Russie comme ils menacent aujourd'hui la Syrie, ni obtenir des Européens qu'ils coopèrent avec eux contre le PKK, d'autant que le discours d'Ocallan est à présent bien plus modéré qu'il ne l'était puisqu'il appelle à une solution négociée.

Quoi qu'il en soit, les Turcs n'ont pas accepté officiellement, dans l'accord passé avec la Syrie, de discuter de la question de l'eau, mais il semble sous-entendu que ce dossier pourrait être ouvert si les Syriens cessaient d'abriter le PKK. Assad aurait donc perdu une carte mais en aurait gagné une autre.

 

ELIAS SANBAR : Les foyers de tension - crise irakienne, problème kurde, conflit dans le triangle Iran-Afghanistan-Pakistan, menaces de la Turquie à la Syrie, affrontements au Kosovo - constituent, par-delà leur dispersion géographique, le terrain d'un remodèlement stratégique de grande ampleur, une reprise en mains directe par les Etats-Unis des affaires du monde.

Certains ont vu dans le souci soudain des Etats-Unis de relancer les négociations de paix au Proche-Orient, dans l'impasse depuis près de deux ans, une « tactique » pour redorer l'image malmenée d'un président. Je ne le crois pas. L'affaire Lewinsky, les derniers scandales «domestiques» de l'administration Clinton n'ont pas marqué un recul de la puissance américaine, tout comme ils ne constituent pas la raison déterminante du regain d'activité de la diplomatie américaine qui vient d'arracher un accord israélo-palestinien à Wye River. Par contre, l'affaire Lewinsky, qui a paralysé l'administration pendant de longs mois, a pu laisser croire à un certain nombre de partenaires extérieurs, d'Etats amis des Etats-Unis, de puissances frustrées de poids politique que, le grand parrain étant trop occupé « chez lui », il y avait une place, un rôle à prendre. Je pense par exemple à la proposition du projet franco-égyptien d'une conférence internationale pour sauver la paix. Les intentions derrière cette initiative sont excellentes mais il s'agissait également d'une tentative pour s'implanter sur le terrain du jeu américain.

Avec la réactivation des négociations israélo-palestiniennes, les Américains ont voulu très nettement signaler à ceux qui seraient tentés de croire que la place était partiellement vide, que le maître du monde était toujours là. Il est vrai que les Américains ont, depuis la guerre du Golfe, la fin de la guerre froide, l'effondrement du bloc soviétique, tendance à penser que, étant désormais seuls sur la scène du monde, ils peuvent laisser pourrir les choses en attendant que, par la dynamique de «l'aggravation », les situations se transforment et leur permettent d'intervenir à chaud et d'imposer les solutions qu'ils souhaitent. Mais il y a eu cette fois un certain nombre de clignotants qui les ont poussés à remonter au créneau. Il en est ainsi par exemple du gel des négociations israélo-palestiniennes qui commençait à atteindre un seuil dangereux, du« chantage » de Yasser Arafat de proclamer unilatéralement un Etatd'une quelconque idéologie nationaliste mais dans la perspective de retrouver un peu plus d'autonomie dans leurs rapports avec les Israéliens et les Américains. Il s'agit, d'une part, d'anéantir toute velléité d'autonomie ou d'indépendance des pays arabes, notamment l'Egypte, la Syrie ... Il s'agit de les mettre à la merci de la politique américaine et les soumettre au projet américain. D'autre part, une « nouvelle » guerre contre l'Irak allégerait la pression sur les Etats ou les gouvernements ou les dirigeants arabes pro-américains qui sont déjà prêts à collaborer avec les Israéliens.

Ça allégerait notamment la pression sur Arafat, accusé par ses opposants de transiger sur les droits des Palestiniens, ça allégerait la pression sur les Jordaniens en leur permettant d'être un peu plus sûrs de leur politique, ça poussera éventuellement des pays comme le Qatar ou des gouvernements arabes qui étaient sur le point de normaliser leurs rapports avec Israël, de reprendre l'initiative comme le souhaite Washington. Bref, on est en train de neutraliser une partie du monde arabe pour encourager une autre à entrer dans le projet américain et à ne plus avoir peur. Il faut continuer la frappe jusqu'à ce que la partie arabe qui accepte les conditions américaines soit plus puissante et impose sa volonté sur l'ensemble du camp arabe pour qu'il accepte de s'insérer dans le projet américain. Tout cela, je pense, explique au moins en partie la politique agressive des Etats-Unis contre l'Irak et le refus des Américains de mettre un terme à l'embargo contre l'Irak, qui n'a plus de sens puisqu'il n'y a plus d'armements à détruire. Il s'agit seulement d'un prétexte pour pouvoir continuer la guerre.

Les Américains veulent-ils liquider le régime irakien? Ce n'est pas évident. Peut-être veulent-ils« simplement» le frapper encore plus fort que précédemment, mais je ne pense pas qu'ils veuillent se débarrasser du régime de Saddam Hussein.

D'autre part, est-ce que derrière ce conflit il y a l'hypothèse de la création d'un Etat kurde et du morcellement de l'Irak? Je ne le pense pas non plus. Je pense que leur proje na pas changé depuis la guerre du Golfe : neutraliser l'Irak, intimider tout le reste du monde arabe, alléger la pression sur leurs alliés dans la région, empêcher éventuellement le retour à la politique du regroupement au sein de la Ligue des Etats arabes, c'est-à-dire maintenir la division du monde arabe.

J'en viens maintenant à la Turquie qui commence à jouer un rôle de plus en plus important dans la région. Indépendamment de ses rapports historiques avec les Arabes en général et la Syrie en particulier, elle est restée à l'écart des affaires du Proche-Orient jusqu'à la guerre du Golfe. La Turquie était davantage tournée vers l'Europe, elle ambitionnait une sorte d'intégration dans l'Union européenne. Or, depuis la guerre du Golfe, deux facteurs sont venus perturber la politique turque traditionnelle et déterminer sa politique nouvelle dans la région et à l'intérieur de ses propres frontières. Le premier de ces facteurs est la montée de l'islamisme. Le pouvoir, ou ce régime« laïco-militaire » des généraux est de plus en plus défié au plan politique par la montée d'un islamisme à la fois libéral, modéré, à l'évidence non terroriste, qui est devenu majoritaire. Le régime n'a pas d'autre moyen que de violer la Constitution et de recourir à la violence pour limiter l'ascension de l'islamisme.

Le deuxième facteur est l'évolution de la question kurde. Il est vrai que cette question est perçue aujourd'hui à travers le monde comme une cause juste et le mouvement kurde d'indépendance reçoit un appui politique de plus en plus important.

Avant que le gouvernement turc n'augmente sa pression sur la Syrie il s'est produit deux événements : d'abord la réunion du Parlement kurde à Vienne, juste deux ou trois semaines avant, qui confère un prestige supplémentaire à la cause de l'indépendance kurde ; ensuite, l'accord conclu entre les Kurdes irakiens par l'intermédiaire des Américains. Le mouvement kurde s'est alors brusquement renforcé, non sans que les Turcs s'en inquiètent.

Revenons au différend syro-turc. Je pense que les Turcs ont toujours été anti-arabes et anti-syriens. C'est une vieille histoire. Ce quicoalition serbo-grecque, soutenue par les Russes. Du côté de l'est, dans le Caucase et en Asie centrale, les Turcs ont eu un peu plus de succès, mais pas autant qu'ils pouvaient l'espérer, l'Iran restant un acteur très influent dans la région. C'est pour répondre au front virtuel que leur opposent la Grèce, la Syrie, l'Arménie et l'Iran, qu'ils ont fait alliance avec Israël - et, qui sait, peut-être envisagent-ils d'y inclure la Jordanie, avec un prolongement dans la corne de l'Afrique.

A propos de l'Iran, il est évident que les Américains ont réussi un joli coup, et cela pour la première fois, avec la conquête de l'Afghanistan par les Taliban. Tout ce que les Américains avaient tenté contre l'Iran n'avait pas abouti, mais maintenant le régime islamique est sérieusement défié sur son flanc oriental. On se trouve, avec les Taliban, en présence d'un mouvement intégriste, ultra intégriste, qui a pu, en peu de temps, contrôler la quasi-totalité du pays. Et ce mouvement bénéfice du soutien d'une puissance désormais nucléaire, le Pakistan, et surtout de la «compréhension» des Etats-Unis, qui laissent faire sans trop se soucier des droits de l'homme - et de la femme. Tout ce qu'ils demandent aux Taliban, c'est qu'ils se modèrent quelque peu avec, en contrepartie, l'obtention du siège de l'Afghanistan à l'ONU, détenu jusqu'à présent par les anciens maîtres du pays. Or ce mouvement, armé jusqu'aux dents, jeune, grisé par sa rapide victoire, provoque délibérément l'Iran, au moment où ce pays offre au monde, grâce au président Khatami, un visage beaucoup plus séduisant qu'auparavant et obtient effectivement des succès notables en Europe, dans les pays arabes du Golfe, en Egypte ...

 

BURHAN GHALIOUN : Je pense que les Taliban sont encouragés par les Américains et les Pakistanais pour neutraliser l'Iran, pour le contenir. Peut-être même les Américains ont-il espéré un moment qu'il y ait une guerre, une sorte de Vietnam iranien. Mais jusqu'à maintenant, les Iraniens se sont comportés sagement. Concernant l'intérêt de la Turquiepour le Proche-Orient dans les années 50-57, je pense que la Turquie jouait surtout la carte de la guerre froide et respectait ses obligations vis-à-vis de l'Alliance atlantique pour qui il était impératif d'empêcher la Syrie de tomber dans les bras de l'Union soviétique. Cela ne reflétait pas un intérêt particulier de la Turquie pour le Proche-Orient. Au plan géopolitique, à cette époque, son orientation était occidentale.

Aujourd'hui, son intérêt pour la région est consécutif à l'échec de son projet d'intégration dans l'Union européenne. La seule perspective de développement pour les Turcs est le Proche-Orient qui, de plus, est contrôlé par l'allié américain et israélien.

 

MONIQUE CHEMILLIER-GENDREAU: Je voudrais repartir de la situation de l'Irak. Je suis très frappée par l'information parue dans la presse - sans commentaire politique approprié - selon laquelle il y aurait eu complicité entre Israël et l'Unscom, notamment à l'occasion de la démission d'un membre de cette organisation. Il s'agissait là d'un événement majeur qui révélait à tous ceux qui font semblant de croire qu'il y aurait la plus petite objectivité dans cette affaire des sanctions contre l'Irak à quel point et la guerre du Golfe et les sanctions qui ont suivi sont une affaire politique mettant en cause des enjeux régionaux et où l'alliance entre Israël et les Etats-Unis s'avère éclatante. Il est très révélateur que la presse ait relaté l'information sans la commenter. Nous devons souligner cet événement-là parce qu'il est chargé de significations considérables.

Ce à quoi je travaille - sans résultat encore -, ce à quoi nous devons travailler, c'est à délégitimer le caractère prétendument légal des sanctions. Une anecdote est très révélatrice à cet égard. En avril dernier, j'avais été invitée à participer à une émission de Canal Plus animée par Philippe Gildas,« Le Grand Forum», où devait être débattues plusieurs questions de politique étrangère : Algérie, Kosovo, Irak, Rwanda. Parmi les invités se trouvaient Hubert Védrine, Pierre Lellouche et des chercheurs. Quand la question de l'Irak a été abordée, il aqu'aujourd'hui, dans le monde entier, la souveraineté est altérée. C'est une difficulté du raisonnement. Elle n'est pas insurmontable. La vie est faite de contradictions de cette sorte, nous ne pouvons plus parler de la souveraineté aujourd'hui comme nous en parlions il y a cinquante, cent ou deux cents ans. Ce concept procède de la dialectique de l'Un et de l'universel : UN Etat, figure unique du social, qui représente l'universalité du peuple. Bien que ce concept de souveraineté soit un concept produit par la pensée politique occidentale, je pense, sans bien la connaître, que dans la pensée politique arabe on trouve des équivalents, la notion de communauté par exemple. En tout cas, ce concept, de fait, s'est universalisé - à travers, d'ailleurs, tous les colonialismes. Mais voilà qu'alors même il s'applique à tous les Etats occidentaux ou issus de la décolonisation, il est fragilisé au dernier degré, il ne fonctionne plus. La souveraineté, c'était l'exclusivité des compétences sur un territoire. Il n'y a plus un seul Etat au monde qui ait vraiment l'exclusivité des compétences.

D'abord parce qu'ils les ont déléguées aux organisations internationales. Dans les pays européens, avec l'Union européenne, on a délégué plus de cinquante pour cent des compétences, au point qu'on se demande aujourd'hui si l'Europe ne va pas, tôt ou tard, constituer un nouvel Etat fédéral. C'est la question principale au centre des débats dans l'Union européenne. Mais de plus, en Europe et ailleurs, dans le monde entier, des délégations de compétence ont eu lieu vers les organisations internationales, le système des Nations unies. Et puis il y a eu des altérations de compétence qui sont le fruit du marché mondial, de l'ouverture résultant des communications internationales. Avec Internet, par exemple, la souveraineté ne sera plus jamais ce qu'elle était. Il est donc nécessaire de reposer autrement la question de la souveraineté, qui est le concept de base du droit international. Par ce fait, l'intégrité territoriale, cette norme qu'on voulait absolue, qu'on appelait une norme de droit impératif général (jus cogensen latin), à son tour nefonctionne plus. Aucun Etat n'est en mesure d'empêcher réellement quelque chose qui intervient sur son territoire quand ce quelque chose procède de la technologie, par exemple, ou résulte du commerce mondial, des investissements internationaux, ou encore des nécessités humanitaires. Ainsi, que ce soit pour des raisons techniques ou pour des raisons politiques, les principes sont affectés, ils ont perdu leur pureté et leur logique. On peut prendre pour exemple le droit au retour qui est inscrit dans la Déclaration des droits de l'homme, dans les pactes internationaux, etc., sous la forme du droit pour quelqu'un qui a quitté son pays de pouvoir y revenir. Ce droit au retour est une des questions clés de l'affaire palestinienne, mais le droit au retour affecte maintenant aussi la question de la Bosnie, du Rwanda ... Or les circonstances et le rapport de forces politique conduisent à un effacement d'un principe de droit international pourtant affirmé, mais qui n'est plus mis en œuvre normalement. Il y a donc une espèce d'ébranlement. Il semble aussi que le corpus de règles juridiques élaboré après la guerre et consigné dans la Charte des Nations unies et dans quelques grands textes ( droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, souveraineté des Etats, intégrité territoriale, non-recours à la force, ensemble des droits de l'homme, donc, entre autres, droit au retour, etc.), a eu sa période de validité mais est entré dans une phase de fragilité au moment où il est devenu universel, c'est-à-dire partagé par tous les peuples du monde. Il faut alors travailler à de nouvelles adaptations. Dans les années 60, la créativité des juristes du tiers monde était remarquable. Appartenant au monde arabe ou à l'Afrique subsaharienne, ou encore à l'Amérique latine, ils avaient tenté, à partir des résolutions de l'Assemblée générale des Nations unies, d'inventer des concepts juridiques complémentaires. Je pense notamment à la souveraineté permanente sur les ressources naturelles dont nous étions un certain nombre à penser, dans les années 60, que c'était la bonne riposte. Après tout, l'indépendance politique n'était pas suffisante,financières, économiques, militaires ? ... Si on ne commence pas à réfléchir dans cette perspective, aucun changement véritablement ne s'amorcera.

 

ELIAS SANBAR : Les accords de Wye River sont intervenus après une période de blocage, de pourrissement sur le terrain, et après que les Américains eurent jugé qu'il était temps de remettre la machine en marche. Néanmoins, l'annonce par Arafat de la proclamation, le 4 mai 1999, d'un Etat palestinien a fourni le déclencheur ponctuel de la relance du processus. Aussi comprendra-t-on qu'à la reprise des négociations, le sentiment général, tant chez les loyalistes que chez les opposants palestiniens, était que les Etats-Unis n'avaient décidé d'imposer une avancée des pourparlers que pour contourner le « danger » que constituerait la proclamation de l'Etat palestinien. Cette appréciation des choses se fonde sur la conviction, très répandue chez les Palestiniens, que le refus américain de toute forme de souveraineté en Palestine est absolu. Je crois pour ma part que cette approche est figée, dogmatique, et qu'elle part du postulat que tout Etat palestinien étant par définition opposé aux Etats-Unis, ces derniers ne peuvent que s'opposer à son émergence. Ce raisonnement est résiduel. Il perpétue l'approche dominante à l'époque de la guerre froide, et ne permet pas de se poser les questions suivantes: L'opposition américaine serait-elle aussi ferme si l'entité étatique palestinienne était modelée par les Etats-Unis et intégrée à la configuration régionale qu'ils appellent de leurs vœux? L'Etat palestinien détient-il une sorte de caractère immuable, qui en fait un danger insupportable pour les adversaires de la Palestine ? Les dirigeants de l'Autorité palestinienne sont-ils à Gaza aussi antagoniques vis-à-vis des Etats-Unis, qu'ils l'étaient à Beyrouth ou à Amman à la fin des années soixante ?

Les accords signés à Wye River, du simple fait qu'ils n'ont pas abordé cette question de la proclamation de l'Etat - ne serait-ce que sous la forme d'une interdiction, ou même d'un

«conseil» au chef de l'Autorité palestiniennede se montrer « moins provocateur et plus constructif » - ont pris de court les prévisions palestiniennes.

Mais avant de continuer sur cette question de l'Etat palestinien, je voudrais rapidement dire ici ma profonde inquiétude devant les engagements pris par les négociateurs palestiniens à Wye River. Outre le fait que les textes rendus publics sont extrêmement vagues, que les annexes des accords, c'est-à-dire les procédures spécifiques de leur application, n'ont pas été publiés, que le troisième redéploiement israélien semble être passé à la trappe (Arafat, nous dit-on, aurait obtenu un engagement verbal à ce propos), que les Palestiniens, qui refusaient d'ouvrir les négociations sur le statut permanent avant qu'Israël n'ait appliqué la totalité de ses engagements, ont accepté d'ouvrir ces mêmes pourparlers dans un délai de deux semaines ... outre toutes ces reculades, les négociateurs palestiniens ont consenti, et leurs cris de victoire n'y changeront rien, à devenir les principaux relais de la politique sécuritaire israélienne ... dans la société palestinienne.

Ce faisant les négociateurs viennent d'accepter que la base même, la formule la « terre contre la paix » qui fut le principe fondateur de la conférence de Madrid, soit en pratique remplacée par la formule « la paix contre la sécurité». L'échange de la reconnaissance contre le retrait de l'occupant n'est plus et les retraits éventuels ne tiendront plus lieu que de récompenses ponctuelles et limitées faites à une Autorité palestinienne appelée à donner des gages de répression quotidienne de sa propre opposition, avec tous les risques de guerre civile qu'une telle politique comporterait.

Mes propos peuvent paraître excessifs, démesurément inquiets. Mais comment ne pas être inquiet devant la farce à laquelle nous assistons ? Nétanyahou qui, à la séance de clôture des pourparlers, tient subitement des propos « rabbiniens », alors que son ministre Ariel Sharon, à peine débarqué de Washington, appelle les colons « à prendre d'assaut les terres palestiniennes» ... Commentpourrait« régler», au sens d'une liquidation, le problème des réfugiés palestiniens.

Le droit au retour a deux volets. Le premier est celui du droit en tant que tel : un peuple chassé par la force détient le droit de revenir chez lui. Le deuxième, qui découle du premier, a trait aux indemnisations pour ceux des Palestiniens qui ne souhaiteraient pas exercer leur droit au retour. En cela, la question de l'indemnisation n'est pas une alternative au droit lui-même ( et les résolutions de l'ONU relatives à la question sont sans équivoque sur ce point), mais un droit complémentaire. J'ai été jusqu'en 1996 en charge de la délégation palestinienne aux négociations sur la question des réfugiés. Et nous avons en permanence résisté aux tentatives israéliennes et américaines de substituer« l'indemnisation» au« retour», de réduire la question du droit à un simple problème matériel et pratique. Notre position était au contraire que les négociations devaient se dérouler sur deux phases.

La première porterait sur la reconnaissance par Israël du tort historique causé en 1948 au peuple de Palestine, et l'admission par conséquent du droit au retour. Cela soulève la question de savoir dans quelles conditions de légitimité est né l'Etat d'Israël. L'Etat d'Israël est né de la disparition du peuple palestinien sur sa terre. En posant cette question de la légitimité, on revient au fondement de tout le problème, et c'est précisément ce que refusent les délégations adverses.

Une fois que ce droit aura été reconnu ( c'était notre conception de la deuxième phase des négociations), et partant du principe qu'aucun droit ne peut être appliqué intégralement, nous aurions pu aborder son application. Le droit au retour existe, voyons comment le concrétiser. C'est uniquement sur ce point que la concession, le compromis historique palestinien, est possible.

Le projet de fédération permet précisément d'escamoter la négociation du droit au retour dans la mesure où il aboutirait à une situation de fait qui pourrait avoir toutes les apparences d'un règlement, puisque l'écrasante majorité des réfugiés se trouve d'ores et déjà dans lescamps de Gaza, de Cisjordanie et de Jordanie. Ainsi serait « absorbée » la question des réfugiés. On éviterait du même coup et la négociation sur le droit au retour et le problème de l'expulsion en 1948. Les quelque 3 millions de réfugiés de Gaza, de Cisjordanie et de Jordanie obtiendraient le passeport de leur nouvelle citoyenneté et leurs camps se transformeraient, grâce à quelques aménagements et à l'aide humanitaire, en des quartiers populaires, pas plus pauvres qu'ailleurs. Du problème complexe des réfugiés, ne demeureraient que quelques

« reliquats » : les réfugiés du Liban et de Syrie. Il ne restera plus qu'à régler le sort de 300 à 350 000 Palestiniens.

Cette « formule », si elle voyait le jour, si elle était endossée par les représentants palestiniens, constituerait l'abandon de la cause palestinienne par ses propres dirigeants.

Elle constituerait un terrible renoncement, et, je pèse mes mots, un crime politique. Elle irait dans le sens d'un déni de son identité et de son histoire, d'un abandon de l'élément moteur de l'identité nationale palestinienne.

Elle consacrerait définitivement l'approche israélienne de la question de 1948.

Les Israéliens demandent aux Palestiniens non seulement une reconnaissance « au présent», une reconnaissance du droit de vivre en paix dans notre région (reconnaissances qu'ils ont déjà obtenues d'ailleurs), mais surtout une reconnaissance historique rétroactive. En d'autres termes, ils demandent aux Palestiniens de reconnaître que la Palestine n'a jamais été leur pays !

 

FAROUK MARDAM-BEY: Depuis Madrid, le principe de « la terre contre la paix » est à la base de tout le processus de paix, suivant la fameuse résolution 242 du Conseil de sécurité. Ce qui me paraît inquiétant aujourd'hui, dans les accords de Wye River, c'est que la sécurité d'Israël en est devenue le centre. C'est maintenant à l'Autorité palestinienne de veiller à la sécurité d'Israël, d'aider Israël à mater ses ennemis, au risque - et ce risque est très sérieux - de provoquer des troubles graves chez lesCela donne une idée de la qualité du texte de l'accord - mis au point par les Américains pour occulter un fait majeur, l'échec du processus de paix. Mais les Américains ont besoin d'apaiser un peu la colère de leurs alliés arabes, l'Egypte, l'Arabie saoudite, les pays du Golfe, et ils ont besoin aussi de légitimer en quelque sorte leur stratégie de domination. Il ne suffit pas de taper, il faut aussi légitimer en montrant aux Etats arabes que les Etats-Unis les aident à régler leur différend avec Israël et à contenir son agressivité. L'une des préoccupations des Américains est donc d'améliorer un peu la position des dirigeants Palestiniens sans les transformer en une milice pro-israélienne travaillant sous les ordres des Israéliens.

Pour moi, une chose est sûre : ceux qui prendront la suite d'Arafat fonctionneront comme Lahad sans aucun problème. Ils profiteront de ce qu'Israël a« cédé», non pas sur la question des droits palestiniens mais sur les territoires, et aussi sur l'autorité qu'Israël leur aura concédée. Je pense donc qu'il y a là un échec du mouvement national palestinien l'accord consacre cet échec en même temps qu'il reflète l'échec de la stratégie arabe de paix. Les Arabes ne pèsent pas. Si les Arabes avaient pesé, et notamment l'Egypte, Arafat n'aurait pas été obligé de négocier dans ces conditions. On assiste à une sorte de débandade arabe. Le fait que les Arabes ne parviennent pas à se concerter sur la question des négociations avec Israël depuis la Conférence de Madrid montre bien qu'il y a un échec arabe concernant l'affrontement avec les Israéliens, aux deux plans militaire et politique. Les accords de Wye Plantation consacrent donc deux échecs.

Est-ce que ces accords vont conduire à la réalisation de la stratégie américaine concernant la création d'une fédération jordano-palestinienne et une confédération palestino-jordabo-israélienne. Je suis d'accord, il s'agit là de l'objectif des Américains. Cela va protéger Israël et l'insérer dans la région. Mais si, comme je le crois, l'Autorité palestinienne se transforme en une milice sur le modèle de celle de Lahad au Liban, je ne suis pas sûr que cette confédération pourra vraiment exister.

La stratégie américaine est incohérente, aussi bien sur la question palestinienne que sur celle de la« stabilisation du Proche-Orient». Ils veulent stabiliser le Proche-Orient en réduisant les Arabes à rien, en les marginalisant et en construisant un centre fondé sur deux piliers, Israël et la Turquie, autour duquel il n'y aura que des débris de nations et de peuples. Mais il existe dans le monde arabe des ressources culturelles, idéologiques, politiques, et des volontés qui me permettent de dire que le projet américano-israélien ne triomphera pas nécessairement. De plus, les risques d'anarchie dans la région sont aussi importants que les chances de réussite de ce projet. Et si l'Autorité palestinienne se transforme en un appendice d'Israël, le peuple palestinien ne suivra pas. Et si le peuple palestinien ne suit pas, il n'y aura pas de stabilisation de la région, il n'y aura pas de sécurité pour Israël. Par conséquent, l'objectif sur lequel on a fondé l'accord de Wye River, cet objectif ne sera pas réalisé.

 

ELIAS SANBAR : La formule fédérale que je viens de décrire constitue à mes yeux un projet idéal pour les Américains et les Israéliens. Elle pourrait ne pas voir le jour, elle pourrait faire face à de nombreuses résistances, rencontrer de nombreux problèmes et échouer. Je ne peux évidemment pas affirmer qu'elle s'est déjà concrétisée. Elle n'en demeure pas moins très dangereuse dans la mesure où elle aurait beaucoup de partisans arabes, dans la mesure surtout où le simple fait de travailler à sa concrétisation, accroîtrait encore plus les divisions interpalestiniennes et interarabes.

Ce qui est dangereux et très inquiétant - on revient là à l'incapacité profonde de l'Autorité palestinienne - c'est que, même illusoire, ce projet n'empêchera pas les dirigeants palestiniens de faire les concessions nécessaires à sa réalisation.

 

BURHAN GHALIOUN : Quand je dis que l'entreprise américaine est pleine de contradictions et d'incohérence, je ne sous-entend pas que les Arabes vont avoir les moyens d'y résister et qu'ils vont pouvoirConseil de sécurité. Mais il ne faut pas anticiper les résultats. Poser malgré tout des demandes légitimes - celle-là était irréprochable-, c'est prendre l'opinion publique mondiale à témoin et cela freine les reculs de la situation.

La demande d'entrée à l'Unesco, même non suivie d'effet, avait eu des répercussions positives sur la cause palestinienne. Si la Palestine adressait aux Nations unies une demande pour devenir membre du statut de la Cour de La Haye, comme un Etat - il faudrait déjà que la Palestine soit convaincue qu'elle est un Etat! Mais elle l'est, son Etat a été reconnu-, le Conseil de sécurité serait obligé de prendre ses responsabilités, « sous rése1-vc des dispositions partimlières des traités en 11igueur ». Il apparait clairement aujourd'hui que ce qui a manqué dans cette négociation par étapes, c'est la garantie que ce qui était obtenu à une étape ne serait pas remis en cause à l'étape suivante. Pour cela, il fallait placer la négociation sous le regard et sous l'application contrôlée d'un organisme judiciaire international, éventuellement la Cour de La Haye, éventuellement un tribunal d'arbitrage.

Ces occasions-là ont été manquées, complètement.

Un dérnier mot sur le projet de fédération dont je vois bien qu'il se dessine. Si l'on ne veut pas une dégradation de plus, il faut tenir bon sur la souveraineté, la considérer comme non négociable. Il n'y a pas de souveraineté limitée, partagée. Si la Palestine est un Etat souverain, et il faut qu'elle soit convaincue qu'elle l'est déjà, qu'il lui manque simplement la reconnaissance d'un certain nombre d'Etats, elle se fédérera avec qui elle voudra, ce sera sa volonté souveraine. Souvenons-nous de tous ces accords passés du temps de la décolonisation, des accords d'indépendance qui étaient négociés .en même temps que les premiers accords de coopération. Tous les pays d'Afrique noire ont connu ça. Ces peuples, qui étaient quelquefois en guerre de libération mais quelquefois en négociation, n'étaient pas souverains : on leur faisait signer le même jour l'accord d'indépendance et les premiers accords de coopération avec l'ancien colonisateur. Cesaccords ont marqué de très mauvais débuts de coopération et ont dû être renégociés. Accepter de parler de souveraineté limitée ou même de fédération, dans le contexte actuel, c'est être dans le renoncement et aYoir quitté l'esprit de résistance. Celui-ci ne s'exprime pas nécessairement dans l'usage des armes.

Il s'exprime à coup sûr dans la revendication d'un droit juste.