L’islamologie au secours de L’islamisme

2009-05-18:: Diogene, n° 226, presses universitaires de france , paris

 

 

1 - Au cœur du débat entre intellectuels des deux rives : l’idée d’une incompatibilité des croyances musulmanes avec les exigences de la modernité

L’idée d’opposer un Islam traditionaliste et immobile à un Occident rationaliste et innovateur n’est pas nouvelle. Depuis la fin du xix esiècle, l’incompatibilité des croyances musulmanes avec les exigences de la modernité a été, et reste, une idée au cœur du débat entre intellectuels des deux rives de la Méditerranée (Renan 2002 ; Hourani 1962). Depuis, les termes de ce débat n’ont pas sensiblement changé. De ce fait, pour de larges secteurs de l’opinion occidentale, la responsabilité de l’islam dans le déclin historique des sociétés musulmanes n’est même pas à démontrer. Cela ne concerne pas la littérature xénophobe qui s’est développée ces dernières décennies, mais l’islamophobie savante (Rosier-Catach 2009).

  

La montée, ces dernières décennies, de l’islamisme radical, la violence qu’il a engendrée ici ou là, le désordre qu’il ne cesse de semer dans les pays musulmans, les menaces qu’il continue de faire peser sur les États et l’ordre international, ont pour effet de renforcer ces convictions et confirmer ce que certains spécialistes du monde musulman ont toujours essayé de prouver, à savoir que l’islam n’est pas une religion comme les autres et que les sociétés musulmanes resteraient incapables d’opérer les changements indispensables pour leur insertion dans la modernité.

  

Cela suppose naturellement que d’une part l’islam est resté, dans ses valeurs fondamentales, inchangé, au moins depuis sa phase constitutive classique (viiie-xe siècles) ; d’autre part que, malgré les transformations évidentes que le monde musulman a connues depuis le xviiie siècle, avec la disparition de tous ses empires, il persiste à jouer un rôle déterminant dans la vie culturelle, politique et sociale des peuples musulmans ; et que, enfin, seule une réforme religieuse en profondeur, arrachant l’islam à ses racines médiévales pour le transplanter dans le terreau de la laïcité et du rationalisme, permettra aux musulmans de changer de perspective et d’assimiler les valeurs émancipatrices de la modernité : les libertés individuelles, la démocratie, l’intérêt dans le développement économique et l’amélioration de la qualité de vie de chacun

  

Détenteurs des « secrets » des sociétés musulmanes, de leurs mentalités et de leurs aspirations, les études de l’islam attirent aujourd’hui de plus en plus de monde : chercheurs, hommes politiques, militaires, économistes, journalistes et autres. Tous sont convaincus que la compréhension des musulmans passe nécessairement par la compréhension de l’islam, depuis la Révélation au viiesiècle, jusqu’à l’irruption sur la scène internationale des mouvements islamistes contemporains. Le tout constitue une seule histoire structurée, continue et animée par les mêmes motivations. D’une certaine façon, selon cette perception, l’histoire de l’islam ne fait plus partie de l’histoire universelle, elle est parallèle à celle-ci. Ici, le passé vit avec le présent et le futur est déjà inscrit dans le passé.

 

 Une nouvelle demande sociale est née autour de la connaissance de l’islam. L’islamologie va essayer d’y répondre. D’une pratique scientifique marginalisée pendant des décennies par des problématiques sociopolitiques liées à la décolonisation, à la construction nationale, aux mouvements nationaux et au développement, elle s’impose, dès les années 80, comme une nouvelle discipline scientifique mise au service de l’explication, non seulement du fait religieux musulman, comme cela a été toujours le cas, mais du devenir même des sociétés qui ont pour spécificité l’appartenance à l’islam.

  

Il s’agit moins d’une véritable discipline définissant clairement son objet, déterminant sa méthode ou forgeant ses propres instruments d’analyse (le terme islam est déjà un exemple de confusion car, dans notre emploi courant, il désigne à la fois une croyance, des traditions culturelles, une histoire largement profane, des systèmes politiques en place, des sociétés dotées de cultures et de psychologies différentes, etc.) que d’une démarche orientée par l’idée que les modèles explicatifs des sciences sociales ne sont pas applicables à l’islam : par conséquent, l’interprétation de l’histoire des sociétés musulmanes, aussi bien modernes que classiques, passe nécessairement par un changement préalable de techniques et de méthode.

 

 Ainsi, alors que les chaires d’islamologie se multiplient dans les universités, des spécialistes du monde arabe, historiens, anthropologues, sociologues, politologues, économistes, démographes et d’autres, abandonnent pratiquement l’étude des sociétés réelles vivantes au profit des études islamiques. On s’occupe de plus en plus de théologie, d’histoire religieuse, de conflits interconfessionnels, du rapport du dogme aux valeurs et idées modernes (les thèmes dominants de la recherche et des colloques scientifiques sont : islam et démocratie, islam et laïcité, islam et modernité, islam et économie de marché, etc.) et de moins en moins de l’histoire des idées, de la formation des nations, des expériences politiques propres ou des transformations que connaissent les sociétés arabes ou musulmanes – alors que, dans la période précédente, on ne s’intéressait pratiquement qu’aux mouvements d’émancipation des peuples excolonisés, aux révolutions socialistes ou marxistes, aux stratégies de développement libérales ou étatiques ou encore des processus de modernisation des sociétés en transition. C’est dans ce contexte que les études post-coloniales se sont développées et que Edward Saïd a écrit son ouvrage Orientalisme, qui constitue le point de départ d’un vaste mouvement de critique de la littérature orientaliste classique. Le débat reste ouvert, comme le montrent deux ouvrages récemment publiés (Varisco 2007 ; Ibn Warraq 2007).

 

 La quasi-totalité de ce qui se publie aujourd’hui sur les sociétés musulmanes, en Occident comme en Orient, se rapporte d’une manière ou d’une autre à l’islam. Parmi ces recherches dominent évidemment des thèmes théologiques, pseudo-anthropologiques, historiques et surtout identitaires, tandis que très peu de recherches sont consacrées aux problèmes et aux défis actuels, économiques, politiques, sociaux, culturels, qu’abordent encore les disciplines sociales universelles. On privilégie l’exégèse coranique, l’interrogation des textes, les études historiques plutôt que les recherches empiriques et les enquêtes de terrain. La dernière traduction française du Coran (Chebel 2009) vient s’ajouter à une cinquantaine existante dont seule une dizaine mérite, selon l’auteur, d’être étudiée .

 

 

2 - Une science particulariste pour des sociétés particulières

L’islamologie se substitue ainsi à l’orientalisme, mis à mal par plus de trois décennies de critique épistémologique et politique. Elle se veut une science particulariste pour des sociétés particulières. Elle se fonde sur deuxconstats :

  1. que le religieux continue de jouer dans les sociétés musulmanes un rôle déterminant dans la mise en place de l’ordre sociétal ;
  2. que l’islam est une religion particulièrement compacte qui, contrairement aux autres religions, n’admet pas de distinction entre le temporel et le spirituel et par conséquent ne permet pas de séparer vie privée et vie publique, société civile et société politique. C’est Bernard Lewis (2003) qui a systématisé et popularisé cette approche essentialiste de l’islam, qui se trouve également à l’origine de la thèse du choc de civilisations de Huntington (1996). Mais les deux auteurs prolongent une tradition déjà ancienne dans la recherche sur l’islam (Rodinson 1978 ; Salvadore 1996).

 

Cette tradition ne peut que condamner ses adeptes à reproduire le même schéma historique et à perpétuer le même modèle de société. L’islam apparaît comme le noyau dur ou l’âme d’une structure sociale défaillante et réfractaire à la modernité. Condamnés par cette structure dogmatique à ne voir le monde, dans tous ses aspects, qu’à travers le prisme religieux, les musulmans seraient incapables, mis à part quelques cas individuels, d’assimiler les valeurs d’une laïcité devenue synonyme de progrès.

 

Dans cette perspective, l’islam est de moins en moins perçu comme une croyance religieuse normale, répondant à certains besoins spirituels et moraux. Il est perçu comme une idéologie communautaire, voire comme une identité nationale qui coupe les musulmans du monde moderne. D’aucuns y voient parfois l’antithèse même de la modernité. Les deux termes seraient par définition antagonistes. L’islam serait de ce fait l’obstacle principal au développement technique, scientifique, économique, ainsi qu’à l’émancipation sociale et intellectuelle des pays musulmans.

  

La seule issue possible consisterait soit à désenclaver cette structure sociale, en la séparant de son fond religieux, soit à réaliser une réforme de l’islam. C’est à quoi s’engage la majeure partie de la recherche en sciences sociales et humaines concernant les pays du Moyen-Orient, à tel point que les frontières entre approche scientifique et militantisme idéologique semblent s’estomper, même si ce dernier se donne parfois des motifs humanistes.

Le dilemme des musulmans apparaît total. Ils n’ont de choix qu’entre deux solutions, l’une plus tragique que l’autre : préserver leur identité musulmane au prix de se couper du monde moderne ou adhérer à la modernité en renonçant à leur identité. Ce qui leur est demandé n’est autre que un (impossible) choix entre l’essence – ou la substance – et l’existence. Ce qui exclut tout compromis possible entre l’islam et la modernité car, comme se plaisait à le répéter au début du xxesiècle lord Cromer, le gouverneur britannique de l’Égypte modernisé (1883-1907), l’islam ne sera plus l’islam (Cromer 1908).

 

 

3 - L’islam au cœur de tous les enjeux sociaux ? Les musulmans tourneraient le dos à la pensée rationnelle

Heureusement, tous ceux qui se disent islamologues ne défendent pas des thèses aussi radicales. Certains, plus nuancés, font la part des choses entre l’islam et les musulmans, le dogme figé et l’histoire sociale, l’aspect religieux et les aspects civilisationnels nécessairement profanes. Pour ceux-ci, la stagnation des sociétés islamiques est plus liée à la sclérose de la pensée qu’à la qualité de la croyance musulmane. L’épuisement de l’esprit d’innovation et de création, le conservatisme propre aux ulémas, les gardiens du temple, le déclin de la culture arabe et musulmane, sont autant d’éléments à souligner. On a assimilé dans les écrits tardifs des ulémas le terme  (révisionnisme) au terme , qui veut dire innovation. Beaucoup d’islamologues ont repris cette confusion pouraffirmer le conservatisme inné de l’islam en tant que religion. Le rejet des est fondé sur une parole prophétique () qui dit : toute  est un égarement, et tout égarement conduit à l’enfer. Ainsi incapables de développer une pensée rationnelle susceptible d’opérer, le moment venu, une rupture épistémologique incontournable, comme ce fut le cas en Occident au début de l’époque moderne, ils ont conduit les musulmans à la dégénérescence intellectuelle et religieuse.

 

 Mettant l’accent sur les grands événements qui ont marqué l’émergence de cette pensée islamique enfermée sur elle-même, d’aucuns soulignent la défaite, aux environs du xiiie siècle, des doctrines philosophiques et/ou rationalistes des « mu‘takalimûn » () : littéralement, ceux qui tiennent un discours (cohérent), qui savent organiser leur pensée. Mais le terme désigne dans ce contexte une école de pensée et un groupe d’intellectuels qui a été responsable de la création d’un discours rationaliste au sein de la théologie musulmane. Cette défaite n’a pas consacré seulement à leurs yeux la victoire des doctrines sunnites et de l’école légaliste formaliste conservatrice. Elle a mis aussi un point final au débat d’idées dans l’islam classique, en légitimant la condamnation préalable de toute innovation et en imposant aux musulmans les méthodes de l’imitation et du conformisme. La raison islamique pouvait difficilement saisir dans ces conditions l’avènement de la révolution épistémologique, rationaliste et scientifique des siècles xvi-xvii, moins encore y contribuer (Arkoun 1984 ; Hanafi 1988).

 

 Remontant plus loin dans l’histoire, d’autres auteurs cherchent dans le moment fondateur de la culture arabe ce déficit de rationalisme. La victoire, dès les viie-viiie siècles, des tendances gnostiques orientales prive la raison arabe et islamique, dans la phase même de sa constitution, de la possibilité d’avancer vers une structure rationaliste opérant par jugement de fait et arguments démonstratifs. Il y a eu, bien sûr, le grand Ibn Rochd (, Averroès : Cordoue 1126-1198), mais celui-ci n’a malheureusement pas réussi à faire école dans les pays musulmans comme il l’a fait en Europe (al-Jâbirî 1982, 1994).

  

Tournant le dos à la pensée rationnelle, les musulmans se sont condamnés à vivre dans le conformisme et à voir dans toute innovation un danger de trahison. Se mettant ainsi en dehors des bouleversements politiques et intellectuels qui ont façonné le monde moderne, ils restent profondément imprégnés, dans leur fonctionnement intellectuel comme dans leur jugement moral, par des valeurs pré-modernes. Face à une modernité qui leur semble inaccessible, voire opposée à leur identité, ils cherchent à se réfugier dans un passé idéalisé. Ainsi, la fidélité à l’identité se traduit par un traditionalisme et un rejet, de plus en plus affirmés, d’une modernité désormais perçue plutôt comme source d’aliénation, de déviation et de domination étrangère que comme raison d’émancipation et de prospérité (Ghalioun 1997 ; Mernissi 1992).

Mais, quelle que soit la méthode, le constat est toujours identique : l’islam est au cœur de tous les enjeux sociaux et, seule, sa rénovation donnera aux musulmans la possibilité de sortir de l’impasse et d’amorcer un développement culturel, social et économique leur permettant de s’insérer dans le monde moderne.

 

 

4 - Pour en finir avec le « théologocentrisme »

Le bilan de cette islamologie victime de ce que Maxime Rodinson a appelé le « théologocentrisme » est plus que décevant. Même si nous sommes aujourd’hui mieux informés sur l’histoire particulière de l’islam, notre connaissance des sociétés musulmanes, de leurs mutations et des crises qui les frappent, est plus confuse. À force de tout vouloir expliquer par l’islam, on finit par tout rendre opaque, la religion qui n’est plus une croyance et la dialectique des sociétés qui se réduit à des enjeux idéologiques. On comprend mal aujourd’hui l’islam en tant que religion et les musulmans en tant que constituant des sociétés historiques, réelles, où des acteurs multiples s’affrontent autour de ressources autres que l’affirmation d’une idée ou la validation d’une identité. La montée persistante de l’islamophobie dans les pays occidentaux et du fondamentalisme religieux dans les pays musulmans reflète cette incompréhension accrue. La rupture n’a jamais été aussi radicale entre sociétés islamiques et occidentales.

  

En se focalisant sur le religieux, l’islamologie occulte les véritables questions que pose le processus de modernisation du monde musulman : pourquoi le religieux continue de jouer ce rôle dans des sociétés qui depuis deux siècles sont confrontées à la modernité ? D’où viendrait la résistance de l’islam aux changements et aux fascinations de la modernité matérielle et intellectuelle ? Pourquoi la réforme de l’islam a-t-elle tardé, n’a-t-elle pas pu avoir lieu ou n’a-t-elle pas été possible ? Les responsabilités et les rôles sont ainsi inversés. La régression sociale, culturelle, religieuse, politique et sociale qui est un effet du blocage du processus de modernisation en devient la cause.

  

L’idée d’un islam théocratique, figé et immuable, responsable des malheurs des musulmans, est d’une grande utilité. Elle justifie d’une part la préservation des pouvoirs autocratiques dans une région d’une importance ultrastratégique, d’autre part le maintien des politiques hégémoniques et agressives à l’égard des peuples dont on rejette la participation à la prise de décisions dans leurs propres pays. Jusqu’à quel point peut-on séparer la crise de la société afghane et la montée extraordinaire de l’extrémisme et de l’archaïsme islamiques, des multiples manipulations et interventions que ce pays a subies et continue de subir (depuis l’occupation soviétique jusqu’à la guerre menée par les États-Unis et l’otan) et qui ont eu pour effet de rompre tous les équilibres sociaux et culturels et de dévaster toutes les structures traditionnelles ?

 

 La thèse de l’incompatibilité de l’islam avec la modernité, que le courant dominant de l’islamologie avance pour expliquer l’échec des sociétés musulmanes dans leur démarche de modernisation, sert à dédouaner les deux véritables acteurs de l’enlisement dans la crise, aussi bien dans les pays arabes que dans maints pays non arabes et non-musulmans : d’une part un ordre international très hiérarchisé, qui contrôle l’accès aux ressources et en détermine l’utilisation au bénéfice d’élites transnationales, d’autre part des systèmes de contrôle et de pouvoir maintenus sur place au profit des seules élites locales et en étroite coopération avec les premières. Non seulement les deux acteurs principaux de la scène n’avaient pas intérêt à maîtriser l’extrémisme islamique et l’islamophobie, mais au contraire, c’est sur eux qu’ils comptaient pour maintenir l’ordre existant et préserver leurs positions respectives.

 

 C’est dans cette optique qu’il faudrait interpréter l’option militaire que les puissances occidentales ont privilégiée, à ce jour, pour faire face à l’islamisme, et dont le résultat s’avère aujourd’hui catastrophique. C’est également le but que le Président américain George W. Bush a cherché à atteindre lorsqu’il a voulu placer son action militaire en Irak sous le signe des nouvelles Croisades et de la lutte entre l’axe du bien et celui du mal. L’islamophobie qui se nourrit largement des thèses d’une islamologie dévouée, faisant de l’islam un système total de société, aliénant les musulmans et les coupant des normes et valeurs du reste de l’humanité, est mise au service de plans stratégiques attentivement conçus.

  

J’ai tenté, il y a quelques années, une explication qui d’une part s’efforce d’intégrer le problème de la religion et de sa rénovation dans la question globale de la mutation des sociétés musulmanes, et d’autre part cherche à insérer l’histoire de cette mutation dans l’histoire globale de la modernité. En effet, contrairement aux idées qui circulent aujourd’hui, l’islamisme, tel qu’il se développe aujourd’hui, n’approuve ni le poids déterminant du religieux dans la vie des sociétés musulmanes, ni la sclérose de l’islam, ni sa résistance au changement. Il exprime au contraire, d’une manière qui n’a rien à voir avec les enseignements initiaux de l’islam, une réaction idéologique nouvelle à la crise provoquée par la faillite de projets de modernisation déjà très avancés et qui ont joué un rôle déterminant dans la restructuration des sociétés arabes pendant les deux derniers écoulés, y compris dans le domaine religieux. Comme toute « contre-révolution », il exprime plus la frustration et la rancune face à ce qui apparaît à juste titre comme un ensemble de promesses non tenues qu’un désir de retour à des valeurs du passé ou une volonté de rupture avec le monde moderne. La réaction contre l’idée et les valeurs de la modernité a été à la mesure des aspirations trahies et des efforts consentis par les sociétés pour les réaliser. C’est pourquoi la montée de l’islamisme a été fulgurante dans les pays qui ont connu les plus grandes transformations, comme l’Iran, l’Algérie, la Tunisie, l’Égypte, la Syrie, l’Irak, alors qu’elle a été beaucoup plus modérée dans les pays moins avancés, qui ont préservé leurs structures traditionnelles. En revanche, là où le projet de modernité a donné des résultats palpables, comme en Turquie, non seulement l’islamisme a été facile à contenir, mais il a offert une option au maintien du système laïque moderne et au renouvellement de ses assises après l’épuisement des élites libérales et militaires.

 

 La clef permettant d’expliquer cette crise des projets de transformation modernisatrice des sociétés qui a donné naissance à l’islamisme, à l’ethnicisme et aux guerres d’épuration ethniques (entraînant dans certains cas la dislocation des États), se trouve ailleurs que dans les religions ou les traditions. Elle réside dans l’arrêt souvent brutal des processus de croissance et de développement, bien visible depuis les années 1980, sous le double impact des politiques extérieures et intérieures. La montée du néolibéralisme dans les pays industrialisés, l’autonomisation, voire la clanisation des pouvoirs dans les pays du Moyen-Orient, qui a accentué la rupture entre les élites dominantes et le reste de la société, la dégradation du climat politique et le noyautage des institutions étatiques par des réseaux d’intérêts privés, la corruption généralisée et l’aggravation des disparités et des inégalités qu’elle a produit – voilà autant de phénomènes qui ont préparé l’arrivée, dans la plupart des pays musulmans, d’une nouvelle ère de stagnation et de régression.

 

 C’est donc dans la faillite d’un modèle de modernité, privé des ressources suffisantes, adapté aux besoins de domination des seules élites ou des seuls clans ethniques, dévalorisé et dévalorisateur, parfois dévastateur, qu’il faudrait rechercher les causes d’une rupture multiforme du système : rupture religieuse, culturelle, politique et économique.

Faillite, d’abord, de la culture dite de renaissance et du progrès, avec la perversion des idéologies rationalistes, nationalistes, socialistes et modernistes, la domination de la pensée unique, le viol systématique des consciences et le culte des chefs. Faillite de la construction de la nation ensuite, avec la mainmise sur l’État, le totalitarisme, l’arbitraire politique et juridique, l’omniprésence des forces de répression, l’annihilation des libertés fondamentales – tout ce qui fait l’impasse sur la réalisation de l’idée de citoyenneté, d’individualité, de participation et de solidarité sociale. Faillite enfin des projets d’industrialisation et d’enracinement de la science et de la technologie, sur lesquels se fondait l’espoir dans le progrès matériel, l’insertion sociale et l’intégration nouvelle à l’économie internationale. L’extension de la base sociale de l’islamisme, la radicalisation de ses revendications procèdent de ces blocages qui affectent les systèmes sociétaux et leurs fondements idéologiques, politiques et sociaux. Ces ruptures apparaissent comme le résultat de politiques réfléchies, adoptées par des équipes au pouvoir, d’un ordre international dominé par un système économique et traversé par des stratégies rivales et multiples qui ne laissent aucune société à l’abri des dynamiques globales.

 

 Pour relativiser ce constat actuel, historiquement daté et explicable par l’histoire des deux derniers siècles, je voudrais conclure en donnant la parole à Maxime Rodinson (1978 : 65) qui rappelle que, à l’âge des Lumières, l’islam était « regardé comme une religion rationnelle, éloignée des dogmes chrétiens les plus opposés à la raison, admettant un minimum de conceptions mythiques et de rites mystiques (minimum sans doute nécessaire, pense-t-on, pour recueillir l’adhésion des masses), conciliant l’appel à une vie morale avec un respect raisonnable des exigences du corps, des sens, de la vie sociale. En somme, c’est une religion toute proche du déisme que professent la plupart des Aufklärer ».

 

 

 

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