Sociétés musulmanes et modernité

2006-02-09 ::

réalisée par Anne-Marie Aitken

 

D’aucuns voudraient opposer l’islam, porteur d’une conception archaïque et totalitaire du monde, à la modernité où dominent la sécularisation et l’autonomie du politique, jusqu’à en faire un choc des civilisations. C’est méconnaître les processus historiques, mais surtout, la pluralité des courants de pensée qui traversent l’islam, en réduisant celui-ci à un modèle traditionaliste qui s’est imposé grâce au concours des puissances coloniales. Burhan Ghalioun, directeur du Centre d’études de l’Orient contemporain, professeur de civilisation arabe à l’Université Paris-III et auteur de Islam et politique : la modernité trahie (La Découverte, 1997), a bien voulu s’entretenir avec nous de cette question.

 

- L’islamisme qui occupe souvent la scène médiatique risque d’occulter le fait que l’islam est pluriel et qu’il noue des rapports avec la modernité. Selon vous, comment islam et modernité se conjuguent-ils aujourd’hui?

- Quand on évoque l’islam, on pense souvent à une culture globale, à une religion et à un système de valeurs qui forment la conscience des musulmans et déterminent leur rapport à la modernité. Ce faisant, on considère la modernité comme une culture autre, on met alors islam et occident face à face. Cette manière de penser conduit à une impasse. D’une part, l’islam n’est pas cette culture qui engloberait tous les champs des activités intellectuelles et politiques à l’origine. D’autre part, la modernité n’est pas une culture ou un système de valeurs. La modernité c’est l’histoire. Elle n’est pas l’expression ou la manifestation d’une culture, mais les multiples ruptures que les cultures ont subies, subissent et subiront du fait des innovations, des rénovations, de transformations scientifiques, techniques, politiques, sociales et  économiques ininterrompues qui forment l’histoire des hommes et des sociétés.

 

Ce qui caractérise la modernité, c’est l’autonomie de chaque champ d’activité humaine : le politique, la science, la raison, le spirituel sont séparés au point que dans chacun des domaines, une autorité différente fait référence. Il n’y a donc plus une seule référence, mais plusieurs. À l’inverse, dans la culture médiévale qui est une culture archaïque, cette séparation des divers champs ne s’est pas encore opérée. La religion joue encore le rôle de référence générale faisant l’unité des divers champs de l’activité humaine.

 

L’islam, en tant que religion et communauté, n’est pas en dehors de l’histoire. Il est transformé quotidiennement par cette histoire nouvelle qu’est la modernité faite de ruptures et d’innovations. Je ne pense pas que ce soit l’islam – même mal perçu – qui détermine le comportement des musulmans vis-à-vis de la modernité, mais ce sont les modalités de l’entrée dans la modernité des sociétés musulmanes qui déterminent l’interprétation que les musulmans font de leur propre religion.

 

L’islam est en crise à cause de l’impact de la modernité qui détermine les comportements, les aspirations et les systèmes de valeurs des musulmans avant même d’influencer leur interprétation de la religion. C’est ainsi que l’on peut comprendre le déchirement de la conscience musulmane aujourd’hui. Si l’on veut parler des divers courants de l’islam, il faut d’abord repérer les différents modèles d’intégration dans la modernité vécus dans les pays musulmans pour comprendre les différentes interprétations de l’islam qu’en font les sociétés, les groupes sociaux, etc.

 

Dans un pays comme la Turquie, où la modernité semble relativement achevée, l’islam s’est sécularisé. Les musulmans ont accepté la règle du jeu de la sécularisation, de la séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir politique. Ils ont trouvé un modèle cohérent.

 

Par contre, il n’y a pas de commune mesure entre l’islam turc et l’islam afghan, quelles que soient les catégories sociales ou les niveaux d’éducation des personnes. L’islam en Afghanistan est encore la référence unique de toute la société, dans tous les domaines : politique, éducation, morale, philosophie, imagination, économie. L’Afghanistan vit presque en marge de la modernité. Il n’a pas réussi à mettre en place un système moderne qui répond aux besoins des sociétés modernes. C’est le cas également du Yémen. On se trouve face à une conception archaïque de l’islam, indépendamment des tendances modérées ou radicales.

 

Dans les sociétés musulmanes marquées par la modernité, les musulmans arrivent à reconnaître l’autonomie du champ politique et celle du champ spirituel. Ils vivent un islam pas très différent du christianisme tel qu’il est vécu dans les sociétés modernes. Ils développent une expérience religieuse fondée sur l’expérience et l’interprétation personnelles. Ils sont à la fois modernes et musulmans. Ce n’est pas un schéma culturel islamique qui dicte leur rapport à la modernité, c’est leur rapport à la modernité qui leur impose une ré-interprétation de l’islam pour vivre leur histoire.

 

 

- En quoi la modernité conduit-elle à une ré-interprétation de l’islam?

- La modernité s’est imposée aux sociétés, aux États, comme aux individus, qui ont été obligés, pour continuer à vivre, d’assimiler les nouveaux modes d’organisation, les innovations, les inventions nouvelles qui se diffusent en permanence. Pour s’adapter à ce nouveau contexte, il a fallu réviser les paramètres intellectuels. Le premier courant de réflexion islamique qui a émergé depuis le milieu du XIXe siècle a été le courant moderniste islamique. Il a fait une critique radicale de toute la pensée classique pour mettre la pensée musulmane en harmonie avec la pensée moderne.

 

Ce fut le travail des réformistes musulmans : Jamal Al-Dîn Al-Afghani (1839-1897) en Iran, Muhammad Abdû (1849-1905) en Égypte, etc. Ils se sont rendu compte que pour faire face à la montée en puissance de l’Europe moderne, ils devaient adopter ses formes de savoir et d’organisation. C’est ainsi que les musulmans ont transformé leur propre pensée séculière et réduit l’espace de la référence religieuse au seul domaine religieux. Ils ont eux-mêmes opéré cette séparation. Cette nouvelle culture n’était certes pas encore laïque dans le sens actuel puisqu’elle s’appuyait sur la référence religieuse pour légitimer l’interprétation moderniste de l’islam. Certains d’entre eux allaient jusqu’à affirmer que l’islam est une religion par essence laïque et rationaliste, puisqu’il ne reconnaît pas de magistère.

 

Cette modernisation de la pensée relevait davantage de la sécularisation qui s’identifie alors à l’acceptation d’un nouveau mode de rationalité et d’un changement de registre pour les valeurs de liberté, de justice, d’équité et d’humanisme. La culture traditionnelle, profondément marquée par le religieux, a cédé comme partout ailleurs. Aujourd’hui, plus que jamais, l’islam est un culte qui ne se confond ni avec la nation, ni avec l’État, ni avec la civilisation, ni avec une idéologie politique.

 

Même si les pouvoirs sont séparés, la dimension sociale de la religion reste très forte dans les sociétés musulmanes où l’État n’investit pas nécessairement dans la redistribution de la richesse. La modernité qui s’est développée dans ces pays a revêtu des formes instrumentales et mécaniques qui n’ont pas développé une conscience morale ou éthique de la solidarité – comme ce fut le cas des pays européens, où des mouvements sociaux et ouvriers ont forgé une véritable culture de solidarité, au moins au niveau des classes populaires. Dans les pays musulmans, les sources de l’entraide et de la solidarité sont davantage religieuses. Mais les pouvoirs politiques arabes contrôlent très étroitement les pouvoirs religieux contrairement à ce que l’on pense. Ils achètent même les autorités religieuses et leur dictent la politique religieuse. Même s’il y a une sécularisation dans les sociétés musulmanes, on ne peut pas comparer la place qu’y joue la religion avec celle accordée à la religion dans les pays d’Europe où l’État joue un grand rôle.

 

- Qu’est-ce que les courants islamistes radicaux rejettent de la modernité?

- Les islamistes, une minorité qui ne représente pas l’ensemble des musulmans, rejettent l’ensemble de l’expérience qui a obligé les musulmans, même inconsciemment, à séparer les divers champs de l’activité humaine, pour refaire de l’islam cette référence globale de toute activité humaine. Ils posent ainsi non seulement problème à l’Occident mais également aux sociétés musulmanes elles-mêmes. Ils s’opposent à l’expérience générale de plus en plus affirmée d’une religion transformée en expérience personnelle dans un contexte de sécularisation de fait.

 

Mais la clé de l’islamisme n’est pas à chercher dans l’islam. L’islamisme n’est qu’un sous-produit de la modernité qui n’a cessé de façonner et de remodeler l’islam. L’islamisme s’explique par les impasses auxquelles conduit une modernité paradoxale et contradictoire. Même si son système de valeurs incite à l’égalité, la modernité a créé des inégalités et des disparités extraordinaires entre les peuples, les nations, les individus, au sein même des sociétés modernes par le système économique auquel elle est associée et surtout son mode de développement.

 

Lorsqu’il y a échec de la modernité, comme cela a été le cas dans le monde musulman, réapparaît une forme d’interprétation de l’islam, archaïque dans sa conception totalitaire du monde, mais fondamentalement moderne dans ses aspirations à la justice, à l’égalité, par le refus de la domination et de la dépersonnalisation.

 

L’appel au retour à une conception médiévale de l’islam sert à soulever la population contre une domination extérieure. Mais les islamistes ne reviennent pas à l’islam tel qu’il était au Moyen Âge, avec sa richesse; ils réduisent, au contraire, culture, soufisme, philosophie, mystique à une forme d’idéologie religieuse très primaire. Ce sous-produit de la modernité qu’est l’islamisme dévalorise l’islam en en faisant un simple instrument dans un combat qui n’est aucunement lié à la foi, quoi qu’on en dise, mais à un contexte de conflit politique et identitaire. Combat qui manifeste le désespoir et l’échec de l’insertion des islamistes dans la modernité.

 

- La conquête coloniale a renforcé les courants fondamentalistes et traditionalistes, au détriment des courants plus démocratiques, laïques ou socialistes. Peut-on aussi parler, selon vous, d’une instrumentalisation de l’islam par l’Occident?

- Les musulmans ont commencé à retravailler leur culture islamique pour séparer religion et raison depuis le XIXe siècle. C’est ce que l’on a appelé le réformisme musulman ou la renaissance musulmane. Les conquêtes coloniales ont marqué un point de rupture dans l’évolution de ce processus intérieur d’acculturation qui s’est arrêté au profit d’un repli sur des valeurs plus traditionnelles pour faire face à l’invasion extérieure et préserver son identité et son autonomie culturelle. À partir de ce moment-là, la modernité n’a plus été un processus évoluant à l’intérieur des structures culturelles et religieuses des sociétés musulmanes. Elle est devenue une structure à part. Une dichotomie s’est créée qui a engendré un déchirement entre l’aspiration à la modernité et l’attachement à l’autonomie, à l’identité et à l’histoire propre. Cela a marqué profondément ces sociétés.

 

La guerre froide que les médias ont développée ces derniers temps contre l’islam pris comme un camp civilisationnel en opposition à la culture occidentale n’a fait que renforcer cette dichotomie au sein de la conscience musulmane. Elle a créé des impasses que les musulmans sont encore obligés de résoudre et a alimenté l’instrumentalisation de la religion par les musulmans eux-mêmes comme un instrument de renforcement d’identité contre l’Occident.

 

L’instrumentalisation de l’islam par certains groupes occidentaux, des intellectuels et des hommes politiques xénophobes, voire parfois franchement racistes, révèle une stratégie de domination et d’incitation à la haine contre les sociétés musulmanes en vue d’une exclusion par une hégémonie néocoloniale ou impériale. Certains pouvoirs en Occident instrumentalisent l’islamisme pour perpétuer des régimes autoritaires et corrompus. En même temps, ils mobilisent la population, comme c’est le cas aux États-Unis, contre un terrorisme islamique pour justifier une politique impériale et agressive, non seulement au Moyen Orient où se trouvent les plus grandes réserves d'énergie fossile du monde, mais à l’échelle mondiale. Cela ne peut que faire mal, défavoriser l’évolution des sociétés musulmanes sur le plan de la pensée, de la religion, de la capacité de séparer effectivement politique et religion. Cette instrumentalisation va donc à l’encontre de l’évolution des sociétés musulmanes.

 

- Voyez-vous une issue à cette situation?

- L’histoire montre que les conflits conduisent toujours à des issues. Il y a un travail à faire au sein des sociétés musulmanes : passer du stade de la sécularisation de fait à une sécularisation conceptualisée, assumée. Il faut aussi dépasser l’idée de choc de civilisations et de culture, en pensant que nous sommes dans la même histoire, la même civilisation. Le problème ne vient pas du fait que nous avons des religions ou des cultures différentes, mais du fait que les politiques, aussi bien dans les pays industrialisés que dans les pays musulmans, sont incohérentes et produisent beaucoup d’impasses.

 

Il faut repenser le problème du développement du Moyen-Orient et le processus de modernisation de cette région – à la fois matériel, économique, politique et intellectuel –, sinon nous allons vers un affrontement réel entre les extrémistes de part et d’autre.

 

Il faut absolument rejeter l’idée que les musulmans ne sont pas mûrs pour passer à la démocratie. Ce sont les systèmes autoritaires que les pays industrialisés soutiennent depuis 50 ans qui ont écrasé les mouvements démocratiques et les régimes parlementaires adoptés au départ. La remise en cause des systèmes autoritaires est donc une autre condition nécessaire. Enfin, il faut mettre un terme à cette guerre froide contre l’islam qui fait l’amalgame entre islam et terrorisme.