Les implications d’une hypothétique partition de la Syrie

2015-07-13:: Al-Araby al-Jadid

 

Au cours des derniers mois, la question d’un partage de la Syrie a souvent été soulevée. Certains de ceux qui l’évoquent le font afin de confirmer ce qu’ils considèrent être un fait accompli après l’affaiblissement qu’a connu l’Etat syrien et la domination de milices armées hostiles entre elles dans différentes régions du pays.

D’autres l’évoquent car ils sont convaincus que les composantes confessionnelles et nationales de la Syrie ne pourront plus vivre ensemble après plusieurs années d’un conflit sanglant, et que le plus court chemin pour mettre fin à la guerre passe par la reconnaissance à chacune des communautés confessionnelles et ethniques de son propre mini-Etat indépendant ou rattaché à une confédération par des liens très lâches, tous les efforts politiques n’ayant permis de trouver aucune solution qui garantisse le maintien de la Syrie telle que nous la connaissons, [c’est-à-dire] l’unité de son territoire et sa pérennité.

D’autres encore, enfin, veulent la partition de la Syrie, soit qu’ils espèrent en finir avec la Syrie en tant que puissance qu’ils souhaitent rayer de la carte, soit en ayant pour objectif de s’en arroger une partie. Ce projet n’est pas sans avoir des défenseurs syriens enthousiastes parmi de nouvelles élites montantes qui manquent d’expérience, mais désirent accéder au pouvoir à n’importe quel prix et le plus rapidement possible.
 
 
Cela serait supposer tout d’abord que les césures déjà inscrites dans les faits résultant des cinq années de guerre passées seraient non pas des césures aléatoires susceptibles d’évoluer avec le changement de la situation militaire, mais la traduction de réalités nationales ou confessionnelles profondes et que la domination de milices sur telle ou telle région syrienne aurait un projet, soit celui de protéger les siens, soit celui de recouvrer des droits.
Parmi ces suppositions, il y a notamment celle, par exemple, que « Dâ‘esh » représenterait les sunnites et celle que le régime Assad représenterait les alaouites, ou encore celle que le Parti de l’Union Démocratique (PYD) représenterait les Kurdes ou que l’Armée Libre Syrienne représenterait les régions dont elle a le contrôle et que ce contrôle serait susceptible de devenir stable et définitif.
 
 
Cela supposerait également que les Syriens soient des « composantes », c’est-à-dire, selon le sens que l’on donne aujourd’hui à ce terme, un ensemble ou un assemblage de groupes civils mus par un esprit de clocher les incitant à vouloir conserver leur identité propre davantage que ne les meuvent les valeurs du nationalisme, de la concitoyenneté, de la dignité individuelle, de la liberté et des conquêtes de la civilisation universelle, et qu’en dehors de ces catégories ethnographiques il n’existerait pas de Syriens libérés de leurs idiosyncrasies ethniques et confessionnelles qui se considéreraient en tant que concitoyens ou qui aspireraient à être des concitoyens, c’est-à-dire des individus indépendants et libres jouissant du droit de décider de leur devenir en toute indépendance et sans considération pour ce que peuvent en penser les chefs de leurs tribus, les autorités de leur religion ou de leur église, et avant que d’être sunnites, chiites, chrétiens ou musulmans.
 
 
Ou bien alors ces citoyens syriens indépendants de l’esprit de clocher de leurs tribus et de leurs diverses confessions religieuses sont supposés ne représenter qu’une infime minorité négligeable dont on ne doit tenir aucun compte. De même, l’on sous-entend que ces ainsi dites « composantes » nationales et confessionnelles auraient des dirigeants consacrés, connus et reconnus, ainsi que des agendas unifiés ou uniques, des agendas sur la base desquels elles agiraient, et que parmi ces ordres du jour, il y aurait celui consistant à s’autogouverner seules et à séparer dans une plus ou moins grande mesure  leurs intérêts propres de ceux des autres groupes.
 
 
Bien plus encore, cela suppose que tout ce que les Syriens ont connu au cours des deux derniers siècles en fait de vie présentant des traits de modernité et de nationalité,  que tous les efforts qu’ils ont déployés afin de dépasser la stagnation passée et des traditions moyenâgeuses et pour s’enraciner dans la culture contemporaine et pour s’assimiler les valeurs de la modernité politique et sociales avec leurs mots d’ordre de concitoyenneté, de pensée libre et de croyance en les valeurs de la science, du progrès, du bonheur terrestre et d’accompagnement de la civilisation mondiale, tout cela n’aurait été qu’un mirage et que tout ce qu’ils ont vécu en fait d’expérience politique depuis la naissance de l’Etat [syrien] dans les années Vingt du siècle passé, tous les combats nationaux qu’ils ont menés contre l’occupation étrangère et tout ce qu’il en a résulté en fait de renaissance politique et de foisonnement de partis, de syndicats et d’idées nouvelles, ainsi que tous les sacrifices qu’ils ont consentis dans leur âpre combat sanglant contre les dictatures – la première, la deuxième et la troisième – puis contre le pouvoir sauvage de la famille Assad, toutes leurs participations politiques et militaires aux plus grandes causes des Arabes, à savoir la cause palestinienne et la cause de la patrie arabe unifiée, tout ce dont leur culture contemporaine a foisonné en fait de créations dans toutes les branches scientifiques, dans la littérature et dans les arts et ce que leur longue lutte faite d’idées, de rêves et d’aspirations à la liberté, à la dignité, à la participation et au progrès a produit n’auraient été qu’illusion : le songe d’une nuit d’été.
 
 
Mieux, cela supposerait, et c’est là le plus important, que la révolution de mars qui a réuni les Syriens par millions dans les rues des villes et des villages de la Syrie, criant leur aspiration à la dignité et à la liberté dans toutes les langues et célébrant tous les symboles de la nation syrienne sans considération aucune pour leurs origines ethniques ou pour leurs appartenances religieuses, n’auraient été qu’auto-intoxication, que mensonge à soi-même dissimulant une guerre déclarée et éternelle entre les diverses « composantes » confessionnelles et nationales [du  peuple syrien].
Par conséquent, ce qui aurait poussé les Syriens à se révolter aurait été non pas [l’espoir de] la fin de la dictature, de la répression, des tueries et de la terreur en vue d’arracher leurs droits humains, mais simplement la revanche de la majorité confessionnelle contre les minorités religieuses et ethniques et la volonté d’en finir avec toute différence et toute étrangeté qui n’auraient pu se fondre dans une identité première. Cela supposerait aussi que ce que la Syrie a connu au cours des cinq années écoulées n’aurait aucun rapport ni de près ni de loin avec une quelconque révolution démocratique ou nationale et qu’il ne se serait agi là que du déclenchement d’une guerre civile à bas bruit qui couvait depuis des décennies, voire plusieurs siècles, et qui se nourrirait, comme le disent les partisans d’Assad, des haines et des ressentiments confessionnels refoulés par une majorité inquiète pour sa culture et pour son identité traditionnelle se caractérisant par sa sclérose et son incapacité à vivre avec son temps.
Cela supposerait, enfin, que les Syriens soient des imbéciles, que leur histoire serait vaine et que Bachar al-Assad aurait raison, qu’il n’y aurait pas d’autre remède à l’arriération des Syriens (en particulier des Syriens sunnites) que celle consistant à dresser un bucher à la taille du territoire syrien et de les y précipiter.
 
Tel est, en substance, ce que ne cessent de répéter les chefs des milices d’Assad, qu’ils soient syriens, iraniens, libanais ou irakiens, ainsi que leurs partisans parmi les intellectuels égarés.
Tel est leur discours quotidien, non dissimulé et même publié, et ce, depuis cinq ans – sans interruption.
 
 
Des facteurs de division
Aucun doute n’est permis : les cinq années de guerre sanglante ont ébranlé la société syrienne, elles en ont déchiré le tissu national et confessionnel et elles ont aggravé les craintes et le manque de confiance réciproque entre toutes les confessions et tous les groupes humains, y compris au sein de chaque confession et de chaque groupe ethnique (et non pas seulement entre ceux-ci).
Néanmoins, il n’est nul besoin d’avoir fait Saint-Cyr pour savoir que les pseudo-« cantons » qui se sont institués ici ou là par la force ne sont pas définitifs et qu’ils ne traduisent pour la plupart d’entre eux aucune réalité nationale ou confessionnelle, mais bien plutôt des données militaires changeantes, et que les dirigeants de ces milices sont très loin de représenter les groupes dont ils sont originaires. De même, toutes les politiques et tous les plans que le régime syrien et Téhéran ont mis en œuvre afin de faire éclater des conflits interconfessionnels et interethniques et d’alimenter le monstre du terrorisme n’ont pas réussi à faire en sorte que la majorité des Syriens renoncent aux véritables objectifs de leur révolution, à savoir la chute d’Assad et leur sortie du cauchemar de la tyrannie et de toutes les occupations intérieure et extérieures qui ramènent à celui-ci et qui en sont devenues des parties intégrantes.
 
 
Et même à l’intérieur des groupes que ces plans ont réussi à dresser les uns contre les autres et à pousser à s’entr’égorger, les choses sont encore loin d’être réglées et il y a encore une majorité écrasante de Syriens appartenant à toutes les confessions et à toutes les ethnies qui restent attachés au patrimoine de la Syrie moderne et à son identité. Et les exigences d’État, de liberté et de dignité qui ont motivé la Révolution de mars continuent à être le moteur du combat des Syriens de tous les courants, même dans les couches de la population qui ont renoué sous les balles et sous les bombes avec leurs solidarités familiales traditionnelles au détriment de l’esprit de la concitoyenneté et de ses valeurs. Et l’inhumanité d’Assad et de ses alliés, ainsi que leur pari sur la seule violence ne leur ont pas permis de sauver leurs paris politiques : au contraire, cette inhumanité et ce pari sur la violence les ont condamnés à l’échec : ils les conduiront au suicide.
Cela ne signifie nullement que l’unité syrienne ne serait aucunement menacée.
Au contraire, il y a, dans plus d’une région de la Syrie, des opérations militaires qui n’ont d’autre objectif que celui de tracer les nouvelles frontières internationales que ceux qui en sont partisans ambitionnent d’ériger sur les dépouilles déchiquetées de l’Etat syrien.
Mais ceux-là ne sont pas tous les Syriens et ils ne représentent pas non plus nécessairement les aspirations de la majorité des individus composant les groupes dont ils sont originaires.
 
 
De même, cela ne signifie nullement que la Syrie ne risque pas d’exploser et de se diviser, puisqu’au contraire la question de son partage est devenue un leitmotiv dans les médias et dans les milieux diplomatiques mondiaux.
Mais cela signifie que la Syrie, si elle doit être un jour divisée, cela ne sera pas du fait de la guerre civile à laquelle l’a poussée sa camarilla dirigeante et ses alliés, ni du fait de la fragilité de sa charpente et de son tissu nationaux, comme cela est le cas en ce qui concerne tous les pays en voie de développement apparus récemment, ni du fait d’une décision prise par un des seigneurs de la guerre (quelle qu’en soit la puissance militaire), mais la Syrie ne sera divisée que si la communauté internationale et ses épigones influents en décident ainsi. Le meilleur précédent en la matière est celui du Liban, qui conserve encore aujourd’hui son unité de façade en dépit de dix-sept années de guerre civile. Il est évident qu’une telle décision n’a encore été prise par aucune grande puissance.
 
 
Toutefois, l’hypothèse d’une division de la Syrie, parfois au nom du fédéralisme, ne cesse de revenir avec de plus en plus d’insistance dans les milieux diplomatiques occidentaux et il semble que celle-ci soit le seul choix à être proposé afin de mettre un terme à la violence et de faire régner la paix et la sécurité après cinq années de massacres, d’affrontements et de destructions.
En réalité, il ne s’agit même plus d’une hypothèse car cette option n’est pas retenue comme un choix parmi d’autres : il ne s’agit de rien d’autre qu’un expédient permettant d’échapper à une instauration effective de la liberté, de la démocratie et de la concitoyenneté pour tous les Syriens et d’y substituer la satisfaction symbolique d’aspirations identitaires illusoires et inutiles. Il s’agit d’une tromperie ourdie par la communauté internationale afin de dissimuler l’échec des Nations Unies et de son Conseil de Sécurité, et d’une confirmation par les grandes puissances qu’elles continuent effectivement à rivaliser dans leur mépris des traités internationaux et dans leur propension permanente à violer leurs propres engagements et qu’elles sont déterminées à soumettre l’avenir de la Syrie et de son peuple à l’ordre du jour des conflits entre grands intérêts internationaux.
 
 
Une division de la Syrie aurait donc pour but (contrairement à ce qu’ils prétendent) non pas de rassasier la faim supposée des Syrien pour une identité pré-nationale, ni la solution du problème des tensions intercommunautaires et interethniques, notamment en ce qui concerne les Kurdes et les alaouites qui posent incontestablement aujourd’hui de réels problèmes aux partisans du projet consistant à construire la Syrie unie du futur, mais bien de satisfaire toutes les parties internationales et régionales au détriment de l’ensemble des Syriens en transformant le pays en régions dans lesquelles celles-ci pourraient exercer une influence sur ces mêmes communautés et sur ces mêmes nationalités tout en soumettant et l’identité nationale des Syriens et leurs identités familiales aux intérêts stratégiques, économiques et politiques de ces mêmes puissances.
Cette division serait la fin de la Syrie dans sa nouvelle configuration nationale à la fois unifiée et pluraliste. Au lieu d’œuvrer à tenter de récupérer un grand Etat qui a [malheureusement] échoué et de sauver celui-ci, nous serions confrontés à la nécessité de gérer cinq Etats en échec et privés de tous les ingrédients qui permettent de constituer un véritable Etat : économiques, politiques, sociaux, culturels et sécuritaires. Et, à moyen terme, personne ne retirerait un quelconque profit de cette destruction et de cette mise à mort de la Syrie, ni localement, ni dans la région (pas même Téhéran). Le grand gagnant serait Dâ‘esh et ses acolytes, c’est-à-dire l’esprit de haine, de ressentiment, de vengeance, de violence et d’anarchie.
 
 
Dans mon prochain article, je montrerai que les coûts humain, politique et géopolitique d’une partition de la Syrie seraient beaucoup plus élevés que ceux de sa reconstruction, même si cela requiert que des règlements soient effectués et même si cela exige de la part de plus d’une partie au conflit des sacrifices pour y parvenir, en particulier de la part de la majorité arabe sunnite, qui serait la grande perdante dans une partition du pays, une division qui n’aurait d’autre finalité que celle de l’affaiblir et de la neutraliser et qui contraindrait la majorité de ses membres à l’exil.
traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier